Je suis encore là !
Je me lève chaque matin comme on se relève d’un accident. Pas par envie. Par réflexe. Le réveil sonne, je pose les pieds au sol, je traverse l’appartement comme un fantôme poli. Je fais ce qu’il faut. Je mange, je m’habille, je vais travailler. Je souris aux collègues. Je réponds aux mails. Je fais semblant.
Je suis une femme de quarante-deux ans. Sans enfant. Sans compagnon. Sans famille sur qui compter. Mon corps ne donnera plus la vie. Mon cœur ne sait plus à qui parler. Je suis là. Mais je ne sais plus pourquoi.
Il y a cette petite voix. Elle ne crie pas. Elle murmure. Elle dit : Ta vie est une erreur. Elle dit : Tu pourrais partir. Personne ne s’en rendrait compte. Je l’écoute. Trop souvent.
Mais je suis encore là. Je lis pour oublier. J’écris pour respirer. Je m’acharne à croire qu’un jour, quelqu’un dira : Tu comptes. Je veux que mon père, là où il est, puisse être fier. Je veux prouver à ceux qui m’ont méprisée qu’ils avaient tort. Je veux, un jour, me regarder sans honte.
Je ne suis pas une héroïne. Je suis une femme qui souffre en silence. Mais tant que je peux écrire, tant que je peux dire : Je suis encore là, alors je ne suis pas morte.
Chapitre 1 — Le silence des murs
Elle s’appelait Éléonore. Quarante-deux ans, un prénom trop noble pour une vie trop étroite. Chaque matin, elle se levait dans son petit appartement aux murs beige pâle, comme si même la peinture avait renoncé à vibrer. Le réveil sonnait à 6h30, non pas pour une urgence, mais par habitude. Une habitude qui avait remplacé le désir.
Éléonore était seule. Pas par choix, pas vraiment. Elle avait aimé, autrefois. Elle avait cru. Mais les années avaient effacé les promesses, et son corps, lui, avait trahi les dernières. Une opération, une cicatrice, une absence définitive : plus d’enfants, jamais. Elle ne pleurait plus sur cela. Elle avait dépassé les larmes. Ce qui restait, c’était un creux, un silence, une question sans fin : Et maintenant ?
Son métier, elle l’avait choisi à vingt ans avec l’élan de celles qui veulent changer le monde. Elle était éducatrice spécialisée. Elle avait cru qu’elle sauverait des vies, qu’elle offrirait des repères. Aujourd’hui, elle signait des rapports, gérait des crises, et se demandait si elle n’était pas devenue un rouage de plus dans une machine qui broyait les fragiles. Elle rêvait d’autre chose — écrire, peut-être, ou ouvrir un lieu de répit pour les femmes comme elle. Mais ses projets s’effondraient comme des châteaux de sable. Trop de contraintes, trop peu de soutien, trop de fatigue.
Le soir, elle rentrait, posait son sac, et s’asseyait face à la fenêtre. Elle regardait les lumières des autres vies, celles qui semblaient pleines, bruyantes, peuplées. Elle se demandait si elle avait raté quelque chose, ou si le monde l’avait oubliée en chemin. Et parfois, dans les heures les plus sombres, une pensée s’invitait : Est-ce que ce serait si grave de disparaître ? Est-ce que ce serait mieux que cette vie sans couleur ?
Mais elle ne passait pas à l’acte. Pas parce qu’elle avait peur. Parce qu’au fond, quelque chose résistait. Une voix ténue, presque inaudible, qui disait : Il doit bien y avoir un autre chemin. Même minuscule. Même bancal.
Chapitre 2 — Les gens qui regardent de travers
Éléonore n’avait pas de famille. Pas de sœur pour lui dire « je t’aime » en plein chaos, pas de mère pour lui envoyer des plats réconfortants, pas de cousin pour l’appeler par son surnom d’enfance. Elle avait des collègues, des voisins, des passants. Mais personne à qui elle pouvait dire : Je vais mal. Reste.
Elle avait appris à se débrouiller seule. À faire ses courses, ses démarches, ses réparations, ses deuils. Elle avait même appris à sourire quand on lui disait : — Tu es courageuse, quand même. Comme si le courage était une consolation. Comme si c’était un prix à payer pour avoir le droit d’exister sans déranger.
Mais ce qu’elle recevait le plus souvent, c’était autre chose. Des regards en biais. Des phrases qui piquent. — Tu n’as pas d’enfants ? Tu as dû trop attendre. — Tu es trop exigeante, c’est pour ça que tu es seule. — Tu devrais être reconnaissante d’avoir un travail, à ton âge. Elle encaissait. Elle ne répondait pas. Elle rentrait chez elle et se demandait si elle était un échec ambulant, une anomalie sociale. Une femme sans descendance, sans alliance, sans passion. Une silhouette qu’on oublie dans les statistiques.
Et pourtant, elle continuait. Elle se levait. Elle marchait. Elle observait. Elle écrivait parfois, dans un carnet qu’elle gardait caché sous son oreiller. Des phrases comme : Je suis fatiguée d’être forte. Je voudrais qu’on me serre dans les bras sans me demander pourquoi. Je ne suis pas un projet raté. Je suis une vie en suspens.
Ce soir-là, elle rentra plus tard que d’habitude. Une réunion inutile, des tensions au travail, un bus en retard. Elle monta les escaliers, ouvrit sa porte, et s’effondra sur le canapé. Pas de dîner. Pas de télé. Juste le silence.
Et dans ce silence, une pensée nouvelle. Pas celle de la fin. Pas celle du vide. Une autre. Et si je n’étais pas le problème ? Et si le monde avait oublié comment accueillir les âmes cabossées ?
Elle se redressa. Elle alluma une lampe. Elle prit son carnet. Et pour la première fois, elle écrivit une lettre. Pas à quelqu’un. À elle-même.
Chapitre 3 — Les gestes qui ne suffisent pas
Éléonore voulait être aimée. Pas adulée, pas désirée comme dans les films. Juste reconnue. Qu’on la voie. Qu’on dise : Tu comptes. Tu es là.
Alors elle s’était mise à chercher. Partout. Dans les cafés, les forums, les regards croisés dans le métro. Elle souriait trop fort, parlait trop vite, offrait trop d’elle-même à des gens qui ne demandaient rien. Elle s’était inscrite sur des sites de rencontre, avait répondu à des messages douteux, accepté des rendez-vous absurdes. Elle avait même tenté un atelier de développement personnel où l’on criait son prénom en cercle, comme si cela pouvait réparer l’enfance.
Mais rien ne collait. Les hommes partaient. Les femmes la trouvaient étrange. Les groupes la laissaient sur le bord. Et chaque fois, elle rentrait chez elle avec un peu moins de peau, un peu plus de honte.
Un jour, elle avait offert un gâteau à ses voisins, juste pour créer du lien. Ils l’avaient remerciée poliment, puis avaient fermé leur porte. Elle avait pleuré dans l’escalier, le plat vide dans les mains.
Elle avait aussi tenté d’écrire sur un blog, sous pseudonyme. Des textes sur la solitude, sur le corps qui ne donne plus la vie, sur les jours sans appel. Quelques vues. Aucun commentaire. Elle avait effacé tout.
Et pourtant, elle recommençait. Encore. Comme une enfant qui tend les bras vers des adultes distraits. Elle se disait : Si je fais assez, si je donne assez, quelqu’un finira par m’aimer.
Mais ce qu’elle recevait, c’était souvent l’inverse. Des moqueries. Des silences. Des humiliations déguisées en conseils. — Tu devrais être moins intense. — Tu fais peur aux gens. — Tu veux trop.
Elle se demandait si elle était née avec un défaut d’usine. Une faille dans le cœur. Une absence de mode d’emploi.
Et pourtant, dans ce chaos, une chose résistait. Une intuition. Que ce besoin d’amour n’était pas une faiblesse. Que c’était peut-être sa force. Que dans un monde qui valorise l’indifférence, vouloir être aimé était un acte de courage.
Ce soir-là, elle rentra d’un rendez-vous raté. Un homme qui l’avait regardée comme on regarde une vitrine sans rien acheter. Elle s’assit sur son lit, les chaussures encore aux pieds, et murmura : — Je ne suis pas un rebut. Je suis une offrande. Même si personne ne la prend.
Et dans cette phrase, quelque chose vibra. Une vérité. Une graine.
Chapitre 4 — Le bord du monde
Il n’y avait plus rien qui l’intéressait. Ni les livres, ni les rues, ni les visages. Même les saisons semblaient se répéter sans couleur. L’automne s’était installé, avec ses feuilles mortes et ses ciels gris, et Éléonore se sentait pareille : tombée, oubliée, inutile.
Elle allait au travail comme on va à l’abattoir. Elle souriait mécaniquement, répondait aux mails, faisait semblant. Le soir, elle rentrait, s’asseyait, et attendait que le sommeil vienne. Parfois il ne venait pas. Alors elle restait là, dans le noir, à écouter le bruit du frigo, le silence des murs, le vide de sa propre respiration.
Elle avait cessé d’espérer. Les projets, les rencontres, les tentatives — tout s’était effondré. Elle se disait : Je suis une erreur de parcours. Une vie qui n’a pas pris.
Et puis, un jour, elle pensa à l’ultime solution. Pas avec fracas. Pas avec colère. Juste comme une porte qu’on aperçoit au fond d’un couloir. Une sortie. Une paix.
Elle commença à y penser souvent. À imaginer comment. Quand. Où. Elle ne voulait pas faire de bruit. Elle voulait juste disparaître doucement, comme une lumière qu’on éteint.
Mais quelque chose résistait. Une chose minuscule. Une phrase entendue autrefois, dans un film ou un livre : Ceux qui veulent mourir ne veulent pas la mort. Ils veulent que la douleur cesse.
Elle laissa cette phrase tourner dans sa tête. Elle ne savait pas si elle y croyait. Mais elle la gardait, comme un caillou dans sa poche.
Ce soir-là, elle marcha longtemps. Elle passa devant des vitrines, des couples, des enfants qui couraient. Elle se sentit étrangère à tout. Et pourtant, elle marcha. Comme si ses pieds savaient quelque chose que son cœur ignorait.
Elle arriva au bord d’un parc. Il faisait froid. Elle s’assit sur un banc. Et là, sans prévenir, elle pleura. Pas les larmes discrètes. Les vraies. Celles qui lavent. Celles qui disent : Je suis là. J’ai mal. Mais je suis là.
Un vieil homme passa. Il ne dit rien. Il lui tendit un mouchoir. Elle le prit. Elle murmura : — Merci. Il hocha la tête, et s’éloigna.
Ce geste, si simple, la bouleversa. Elle se dit : Peut-être que je peux tenir encore un peu. Juste un jour. Juste une nuit.
Et dans ce sursis, il y avait déjà une forme de vie.
Chapitre 5 — Les mains qui prennent trop
Éléonore n’avait pas de carapace. Elle avançait dans le monde avec la peau à vif, le cœur en offrande. Et dans ce monde, certains flairent les failles comme d’autres flairent l’argent.
Elle rencontra Julien dans un groupe de parole. Il parlait bien, écoutait mieux. Il lui disait qu’elle était spéciale, qu’il comprenait sa douleur. Elle crut. Elle s’accrocha. Elle voulait croire qu’enfin, quelqu’un la voyait.
Mais Julien avait ses propres démons. Et bientôt, il l’entraîna dans les siens. Des soirées floues, des pilules pour « se détendre », des vapeurs pour « oublier ». Éléonore ne voulait pas vraiment. Mais elle voulait rester aimée. Alors elle suivait.
Puis il y eut d’autres. Des hommes qui la prenaient pour une pause, une distraction, une proie. Elle disait oui, parce que dire non, c’était rester seule. Et chaque fois, elle se perdait un peu plus.
L’addiction ne vint pas comme une tempête. Elle s’installa doucement. Un cachet pour dormir. Un autre pour tenir. Un verre pour calmer. Un autre pour ne plus penser. Elle ne se disait pas « je suis dépendante ». Elle se disait : Je fais ce que je peux pour survivre.
Mais son corps commença à parler. Fatigue extrême. Absences. Maux flous. Et son esprit, lui, se fragmentait. Elle ne reconnaissait plus ses gestes, ses choix, son reflet.
Un jour, elle se réveilla dans un appartement inconnu. Seule. Sans souvenir. Elle regarda autour d’elle, et une phrase s’imposa : — Je suis en train de disparaître.
Elle rentra chez elle, marcha lentement, s’assit sur son lit. Elle ne pleura pas. Elle ne cria pas. Elle resta là, longtemps, à regarder ses mains. Des mains qui avaient tant donné. Des mains qu’on avait trop prises.
Et puis, elle ouvrit son carnet. Celui qu’elle n’avait pas touché depuis des semaines. Elle écrivit : Je suis tombée. Mais je suis encore là. Et tant que je peux écrire, je ne suis pas morte.
Ce fut une phrase maigre. Mais elle vibrait. Comme une corde qu’on croyait cassée.
Chapitre 6 — Le combat invisible
Personne ne savait. Personne ne voyait. Éléonore menait sa guerre en silence.
Le matin, elle mettait son manteau, son masque, son sourire de fonction. Elle allait au travail, répondait aux attentes, encaissait les remarques. Mais à l’intérieur, elle construisait autre chose. Une révolte discrète. Une envie de fuir les rôles assignés.
Elle rêvait d’une autre vie. Pas spectaculaire. Juste une vie qui lui ressemble. Où elle pourrait écrire, cuisiner, marcher sans se justifier. Où elle ne serait plus entre deux — entre ce qu’on attend d’elle et ce qu’elle ressent. Entre la survie et le désir.
Alors, en cachette, elle cherchait. Des formations, des lieux, des idées. Elle écrivait des plans dans son carnet, des listes de choses à tenter. Elle envoyait des mails à des inconnus, postulait à des projets improbables. Elle savait que peu aboutiraient. Mais elle le faisait quand même. Parce que ne rien faire, c’était mourir à petit feu.
Mais le sentiment de ne pas être à sa place ne la lâchait pas. Il collait à sa peau comme une ombre. Même quand elle avançait, il murmurait : — Tu n’es pas faite pour ce monde. Même quand elle rêvait, il soufflait : — Tu déranges. Tu es trop.
Elle se battait contre lui. Elle lui écrivait des lettres, comme à un ennemi intime. Tu ne me définis pas. Tu es une voix, pas une vérité. Mais il revenait. Toujours.
Un soir, elle rentra, épuisée. Elle s’assit sur le sol, dos contre le mur. Elle regarda sa bibliothèque, ses carnets, ses plantes fatiguées. Elle murmura : — Je veux vivre. Mais je ne sais pas comment.
Et dans ce murmure, il y avait une promesse. Pas une solution. Pas une victoire. Juste une promesse : celle de continuer à chercher. Même dans le noir. Même seule.
Chapitre 7 — Les lettres dorées qui brûlent
Un matin, Éléonore reçut un mail. Objet : Votre manuscrit nous a touchés. Elle resta figée. Son cœur battait trop vite. Elle relut trois fois. C’était vrai. Un éditeur, un vrai, disait qu’il aimait son texte. Qu’il voyait en elle une voix singulière. Qu’il voulait l’accompagner.
Elle pleura. De joie. De soulagement. Elle se dit : Enfin. Quelqu’un m’a lue. Quelqu’un m’a reconnue.
Elle répondit, tremblante. L’éditeur fut charmant, encourageant, presque paternel. Il lui parla de publication, de visibilité, de sens. Il lui envoya un contrat. Il lui demanda une contribution financière, « pour les frais de mise en page, de diffusion, de promotion ». Elle hésita. Mais elle voulait tellement y croire. Elle signa.
Puis un autre éditeur la contacta. Même enthousiasme. Même promesse. Même contrat. Elle se dit : Je suis en train de renaître. Elle emprunta de l’argent. Elle vida ses économies. Elle investit dans ses rêves.
Mais les livres ne sortirent jamais. Ou alors, mal imprimés, mal diffusés, sans aucun suivi. Les éditeurs ne répondaient plus. Les adresses étaient floues. Les sites disparaissaient. Elle comprit. Trop tard.
Elle avait été dupée. Exploitée. Par des gens qui savaient reconnaître la fragilité. Par des structures qui se nourrissent des espoirs des invisibles.
La ruine fut brutale. Financière, bien sûr. Mais surtout intérieure. Elle se sentit salie. Ridiculisée. Elle avait cru. Elle avait tendu la main. Et on lui avait volé jusqu’à sa dignité.
Elle se referma. Elle n’écrivit plus. Elle ne parla plus de ses projets. Elle se disait : Je suis une idiote. Une naïve. Une cible. Et le monde, autour, ne l’aida pas. — Tu aurais dû te méfier. — C’est le jeu, dans l’édition. — Tu n’as pas été assez prudente.
Elle encaissa. Encore. Elle se recroquevilla. Elle se coupa du peu de liens qu’elle avait. Et le sentiment de ne pas être à sa place devint une certitude.
Mais une nuit, elle rouvrit son carnet. Elle écrivit : Ils m’ont volé mon argent. Pas ma voix. Et cette phrase, simple, fut une étincelle. Une colère douce. Une promesse de ne pas se taire.
Chapitre 8 — Les couteaux dans le dos
Éléonore avait cru, encore. Elle s’était dit : Peut-être que mes collègues, eux, me comprennent. Peut-être qu’ils voient ma fatigue, mon courage, mon humanité. Elle leur avait confié des bribes de sa vie. Des douleurs. Des rêves. Elle avait partagé des cafés, des silences, des sourires. Elle avait cru à l’amitié.
Mais un jour, elle entendit. Une phrase, lancée dans un couloir, qu’on ne pensait pas qu’elle entendrait. — Elle est bizarre, Éléonore. Toujours dans son monde. Puis une autre, dans une salle de pause : — Elle croit qu’elle va devenir écrivain. Elle ferait mieux de se réveiller. Et encore une, plus cruelle : — Elle fait pitié, non ?
Elle ne dit rien. Elle rentra chez elle, le cœur en miettes. Elle se demanda combien de fois on s’était moqué d’elle sans qu’elle le sache. Combien de sourires étaient des masques. Combien de confidences avaient été retournées contre elle.
La trahison ne venait pas d’ennemis. Elle venait de ceux qu’elle avait laissés entrer. Et c’était pire.
Elle se referma. Elle ne parla plus. Elle évita les pauses, les discussions, les regards. Elle se disait : Le monde est pourri. Les gens sont devenus fous. Il n’y a plus de tendresse, plus de loyauté, plus de vérité.
Elle voyait autour d’elle des visages pressés, des jugements rapides, des hypocrisies bien habillées. Elle se sentait étrangère à tout cela. Comme si elle vivait dans une pièce sans porte.
Mais au fond, une voix résistait. Une voix qui disait : Tu n’es pas folle. Tu es lucide. Et ta lucidité est une force, même si elle fait mal.
Elle ouvrit son carnet. Elle écrivit : Je ne suis pas faite pour ce monde. Mais je suis faite pour dire ce qu’il cache. Et cette phrase, acide et claire, fut une arme. Une première pierre. Une vérité qui ne demandait plus l’approbation.
Chapitre 9 — La voix qui ronge
Elle était là, tout le temps. Cette voix. Pas une hallucination. Pas un cri. Juste une pensée qui revenait, encore et encore, comme une pluie fine qui finit par tremper jusqu’à l’os.
Ta vie est une erreur. Tu ne sers à rien. La mort serait plus douce que cette fatigue. Éléonore ne l’inventait pas. Elle ne la cherchait pas. Elle la subissait. Comme un parasite logé dans son esprit, qui murmurait dès le réveil, qui commentait chaque geste, chaque échec, chaque silence.
Elle avait essayé de l’ignorer. De la couvrir avec de la musique, des séries, des tâches. Mais la voix attendait. Elle revenait dans les moments creux. Elle s’infiltrait dans les phrases des autres, dans les regards, dans les absences.
Et parfois, Éléonore la croyait. Elle se disait : Peut-être qu’elle a raison. Peut-être que je suis un poids. Une erreur de fabrication. Elle regardait les fenêtres, les routes, les hauteurs. Pas pour sauter. Juste pour imaginer. Pour se dire : Et si je n’étais plus là ?
Mais quelque chose résistait. Une autre voix. Faible, mais tenace. Une voix qui disait : Tu souffres, oui. Mais tu n’es pas seule dans cette souffrance. Tu n’es pas folle. Tu es vivante. Et ta douleur est le signe que tu ressens encore.
Alors elle commença à écrire à cette voix. Pas pour la faire taire. Pour la comprendre. Pour la nommer.
Tu dis que ma vie est une merde. Mais tu ne sais rien de mes combats. Tu dis que la mort serait mieux. Mais tu ignores ce que je pourrais encore créer. Tu es une voix. Je suis une femme. Et je choisis de te répondre.
Ce fut un début. Un frémissement. Elle ne guérit pas. Elle ne triompha pas. Mais elle osa dire non. À cette voix. À ce verdict.
Et dans ce refus, il y avait déjà une forme de renaissance.
Chapitre 10 — Les mots pour ne pas sombrer
Elle écrivait. Pas pour publier. Pas pour convaincre. Juste pour respirer.
Chaque soir, elle ouvrait son carnet. Elle traçait des phrases comme on trace des cicatrices. Des mots bruts, sans style, sans filtre. Je suis fatiguée de faire semblant. Je ne crois plus en rien, mais je suis encore là. Je ne veux pas mourir. Je veux juste que ça s’arrête.
Elle ne cherchait plus à être aimée. Elle ne cherchait plus à changer le monde. Elle voulait juste que le temps passe sans trop de douleur. Elle s’était résignée. Pas par lâcheté. Par épuisement.
Elle allait au travail, elle souriait aux collègues qui l’avaient trahie, elle payait ses factures. Elle faisait tout ce qu’on attendait d’elle. Mais à l’intérieur, elle n’y croyait plus. Elle vivait comme on marche dans un couloir sans fin.
Elle ne parlait plus de ses projets. Elle ne rêvait plus de livres, de reconnaissance, de transformation. Elle se disait : Ce monde n’est pas fait pour moi. Je vais juste essayer de ne pas trop souffrir.
Et pourtant, elle écrivait. Chaque soir. Comme une prière sans dieu. Comme une résistance muette.
Un jour, elle relut ses carnets. Des pages entières de douleur, de colère, de lucidité. Elle se dit : C’est peut-être ça, ma trace. Pas un livre. Pas une œuvre. Juste ces mots. Ces bouts de moi.
Elle ne savait pas si elle allait continuer longtemps. Elle ne savait pas si quelque chose allait changer. Mais elle savait une chose : tant qu’elle écrivait, elle n’était pas tout à fait morte.
Et dans ce savoir, il y avait une forme de dignité.
Chapitre 11 — Le feu sous la cendre
Elle n’attendait plus rien. Mais elle continuait. Elle s’acharnait. Pas par espoir. Par nécessité.
Elle voulait être aimée. Pas par tous. Juste assez pour exister. Elle voulait que ses mots touchent, que ses gestes comptent. Elle voulait que ceux qui l’avaient moquée, ignorée, méprisée, voient qu’ils avaient eu tort.
Elle voulait que son père, là-haut ou nulle part, puisse dire : C’est ma fille. Elle a tenu. Elle a créé. Elle a laissé une empreinte.
Alors elle écrivait. Elle recommençait. Elle reconstruisait ses projets, même ruinée, même seule. Elle envoyait ses textes, elle refaisait ses dossiers, elle cherchait des éditeurs honnêtes, des lecteurs sincères. Elle se formait, elle apprenait, elle se relevait.
Chaque refus était une gifle. Chaque silence, une blessure. Mais elle se disait : Je ne suis pas finie. Je suis en train de devenir.
Elle pensait à son père. À ses mains rugueuses, à ses silences tendres, à ses phrases simples. Il n’avait jamais dit « je suis fier de toi ». Mais elle savait qu’il l’aimait. Et elle voulait que, quelque part, il puisse voir qu’elle n’avait pas lâché.
Elle pensait aussi à ses détracteurs. À ceux qui l’avaient rabaissée, trahie, humiliée. Elle ne voulait pas se venger. Elle voulait exister malgré eux. Leur prouver que la fragilité n’est pas une faiblesse, que la solitude peut être fertile, que la douleur peut devenir œuvre.
Elle n’était pas encore fière d’elle. Mais elle avançait. Elle se disait : Je ne suis pas ce qu’ils disent. Je suis ce que je construis, chaque jour, malgré tout.
Et dans cette phrase, il y avait une lumière. Une flamme. Un feu sous la cendre.
Chapitre 12 — Les livres comme abri
Elle avait dit non. Aux médicaments, aux prescriptions faciles, aux phrases comme : — Il vous faut quelque chose pour tenir. Elle ne voulait pas tenir. Elle voulait comprendre. Sentir. Survivre sans se dissoudre.
Alors elle s’était tournée vers les livres. Pas les manuels de développement personnel. Pas les recettes du bonheur. Les vrais. Ceux qui parlent de douleur sans la maquiller. Ceux qui osent dire : La vie fait mal, mais elle vaut qu’on la raconte.
Elle lisait tard, souvent allongée sur le sol, comme pour se rapprocher de la terre. Elle lisait des romans d’exil, des journaux intimes, des poèmes écrits dans la nuit. Elle lisait pour se déconnecter, oui — mais pas pour fuir. Pour respirer autrement.
Les mots devenaient des compagnons. Des témoins. Des alliés. Elle se disait : Si eux ont écrit ça, c’est qu’ils ont traversé. Et si je lis, c’est que je suis encore là.
Elle soulignait des phrases. Elle les recopiait dans son carnet. Elle les murmurait parfois, comme des mantras.
“Je suis ce que je suis. Une solitude qui parle.” “Il faut beaucoup de courage pour ne pas se cacher.”
Elle refusait les pilules, mais elle acceptait les pages. Elle ne voulait pas être anesthésiée. Elle voulait être accompagnée.
Et dans cette lecture, il y avait une forme de soin. Un soin sans ordonnance. Un soin qui ne promettait rien, mais qui tenait la main.
Chapitre 13 — Le pacte silencieux
Elle avait tout essayé. Les mails, les candidatures, les appels, les lettres manuscrites. Elle avait frappé à toutes les portes, même celles qui n’avaient pas de poignée. Elle s’était exposée, offerte, parfois humiliée. Mais elle se disait : À force de frapper, une porte finira bien par s’ouvrir.
Elle ne croyait plus vraiment à la magie. Mais elle croyait à l’usure. À la persistance. À cette idée que le monde, même cruel, finit par céder devant ceux qui ne lâchent pas.
Alors elle continuait. Elle envoyait ses textes. Elle proposait ses idées. Elle sollicitait des inconnus, des éditeurs, des associations, des bibliothèques. Elle se disait : Quelqu’un, quelque part, finira par dire oui.
Mais elle savait aussi que ce n’était pas infini. Elle avait fait un pacte silencieux avec elle-même : Si rien ne change, si personne ne répond, alors j’écouterai cette voix. Celle qui me dit que le chapitre final serait plus doux que cette attente sans fin.
Elle ne le disait à personne. Elle gardait ça pour elle, comme une carte cachée. Une sortie de secours. Une promesse de repos.
Mais chaque jour, elle repoussait l’échéance. Elle se disait : Encore une semaine. Encore une tentative. Encore un texte. Et dans ce report, il y avait une forme de vie. Une forme de courage.
Elle écrivait dans son carnet :
Je suis au bord. Mais tant que je tends la main, je ne suis pas tombée. Je ne veux pas mourir. Je veux que la vie me donne une raison de rester.
Et ces phrases, griffonnées dans la nuit, étaient des balises. Des repères. Des appels.
Elle ne savait pas si la roue allait tourner. Mais elle continuait à la pousser. Même seule. Même épuisée.

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