️ Chapitre 1 — L’éclat dans l’ombre
Le ciel au-dessus de Searwyn était couleur de cendre. Un silence ancien semblait s’être abattu sur le village, comme si le monde retenait son souffle.
Alméa leva le menton, observant les nuages figés. La maison au sommet de la falaise l’attendait depuis longtemps. Trop longtemps. Son héritage l’y avait conduite — une bâtisse austère transmise par une grand-tante qu’on disait “éteinte sans bruit”, une femme effacée des photos de famille, absente des récits. Pourtant, son nom résonnait encore dans certains cercles interdits, comme un écho que personne n’osait nommer.
La porte grinça en s’ouvrant sur un couloir aux murs tapissés de velours délavé. L’air sentait la pierre froide, les livres oubliés, et quelque chose de plus ancien… quelque chose d’indéfinissable. Alméa posa sa valise, hésita, puis avança.
Dans le grand salon, les rideaux étaient rouges comme le sang ancien. Un tapis de soie couvrait le sol, tissé de motifs spiraux et de lignes brisées. Un feu dormait dans la cheminée, et sur le manteau, une pendule arrêtée sur 3h33. Aucun tic, aucun tac.
Puis elle le vit.
Une boîte en bois sombre, massive, posée sur un socle de marbre. Aucun ornement, sauf un cercle gravé au centre, entouré de trois entailles triangulaires. Pas de serrure, pas de charnière. Juste une aura. Une présence.
Quand elle tendit la main pour la toucher, la pièce sembla s’assombrir légèrement. Sa paume rencontra le bois — tiède. Vivant.
Un bruissement dehors. Elle se redressa.
Un chien noir, immobile, assis devant le perron. Pas de collier. Pas un souffle. Mais ses yeux d’ambre incandescents la fixaient, comme s’ils la connaissaient déjà. Elle ne l’avait pas vu arriver. Il était là, simplement.
Alméa ouvrit lentement la fenêtre.
— Tu viens d’un autre endroit ? murmura-t-elle. Le chien inclina à peine la tête. Puis tourna lentement son regard vers la boîte.
Ce geste simple suffit à faire frémir Alméa. Car au même instant, un battement sourd se fit entendre dans les murs. Comme un cœur. Comme un souvenir.
Ce soir-là, elle trouva une lettre.
Glissée sous l’horloge arrêtée, pliée en quatre, rédigée sur un papier si ancien qu’il craquait dans ses doigts. Encre noire. Calligraphie élégante.
"À celle qui lit ces mots... sache que la boîte contient plus qu’un objet : elle cache un souffle. Un souffle perdu que l’Ordre n’a pas pu retenir. Si tu la possèdes, c’est que les lignes se sont ouvertes à nouveau.
Ne cherche pas à fuir. Tu es déjà entrée."
Alméa relut plusieurs fois la lettre. Aucun nom. Aucun point d’origine. Mais sous la signature invisible, trois symboles : des entailles triangulaires. Les mêmes que sur la boîte.
Ce soir-là, elle ne dormit pas.
Le chien resta sur le perron, sans bouger, toute la nuit.
Et à minuit pile, la pendule redémarra.
Chapitre 2 Le murmure sous les murs
Le parquet craquait à mesure qu’Alméa explorait la maison. Il y avait une voix, subtile, dans le bois. Une plainte ancienne, enfouie, comme si les murs avaient enregistré les pas de tous ceux qui avaient vécu ici avant elle — et peut-être même de ceux qui n’étaient jamais partis.
Elle s’arrêta devant une bibliothèque. Les livres étaient rangés sans logique : un atlas du XVIIIe siècle à côté d’un recueil de poèmes modernes, des traités de géométrie sacrée et des carnets vierges annotés à la main. Elle tira l’un des ouvrages au hasard. Pas de titre. À l’intérieur, des dessins — cercles entremêlés, flèches qui tournent vers elles-mêmes, silhouettes humaines sans visage.
Certaines pages étaient numérotées. D’autres griffonnées dans une langue qu’elle n’avait jamais vue. Ce n’était pas du latin, ni de l’arabe, ni du runique. C’était autre chose. Un alphabet fait de souffles et de silence.
Un courant d’air passa brusquement dans la pièce.
Elle se retourna. Le chien noir était à l’intérieur.
Comment était-il entré ? Elle n’avait pas ouvert la porte. Elle l’aurait entendu, forcément.
Mais il était là. Sans bruit. Juste là.
— Tu n’es pas un chien ordinaire, souffla-t-elle.
Il s’assit lentement, fixant la bibliothèque. Et derrière lui, la pendule se remit à bouger, par saccades. Une minute. Puis deux. Puis elle s’arrêta de nouveau sur 3h33.
Un tintement. Sous le buffet. Elle s’approcha, le cœur battant, et trouva une clé — dorée, fine, gravée du même symbole que sur la boîte. Une clef qui n’avait pas été là avant.
La boîte.
Elle se précipita dans le salon. Le chien la suivait sans bruit.
Quand elle approcha la clé du cercle, il ne se passa rien. Elle hésita. Essayant les entailles, les bordures, rien ne bougeait.
— Tu veux que je l’ouvre ? demanda-t-elle au silence.
Le chien se coucha, posant sa tête sur ses pattes, ses yeux fixés sur elle. Il ne répondit pas — mais elle sentit qu’il l’entendait.
Elle glissa la clé dans la dernière entaille.
Un son, comme un soupir très ancien, s’échappa du bois.
Et la pièce changea.
Les murs tremblèrent légèrement. L’air devint plus dense. La cheminée, éteinte depuis des années, s’alluma sans flamme. Une lumière pâle inonda la pièce, émanant de la boîte désormais entrouverte.
À l’intérieur : un tissu noir, plié.
Elle le toucha.
Il était tiède, presque respirant. Et au creux du tissu, une pierre : translucide, taillée comme un œil, avec un éclat rouge au centre.
Et au fond du tissu : un nom gravé en lettres fines.
Kaël.
chapitre3 Le visiteur invisible
Alméa n’avait pas dormi.
Le feu s'était éteint peu après minuit, mais la boîte restait là, entrouverte, comme si elle respirait encore. La pierre translucide qu’elle avait trouvée — celle qui brillait avec ce cœur rouge au centre — semblait pulser lentement, comme si elle suivait une fréquence que le monde ne percevait pas.
Elle l’avait posée sur le buffet, enveloppée dans le tissu noir. Pas question de la garder sur elle. Il y avait quelque chose… de vivant dans cette matière. Une mémoire, peut-être. Ou une colère ancienne.
Elle se leva, pieds nus, traversant le salon dans la pénombre. Le chien était là, fidèle comme une ombre. Il dormait enfin, le museau enfoui dans sa patte. Pourtant, dès qu’elle frôla la boîte, il releva la tête — sans bruit, sans grognement. Juste ce regard fixe, comme s’il disait : Tu n’es pas encore prête.
Elle ouvrit les rideaux.
Le ciel était gris vert. Une couleur étrange, presque végétale. Le village en bas paraissait endormi, mais quelque chose clochait : il n’y avait pas de vent. Pas un seul frémissement dans les arbres. Pas de bruissement. Juste… une attente.
Soudain, un battement sec. Un claquement dans le mur du couloir.
Elle sursauta.
Le chien, debout d’un bond, fila dans la pièce voisine. Elle le suivit. Le mur du fond avait changé — très légèrement. Une fine ligne apparaissait, verticale, comme une fissure discrète. En se rapprochant, elle vit qu’il s’agissait d’une porte secrète, masquée dans le bois.
Elle appuya.
Un craquement. Une ouverture. Derrière, une étroite pièce noire, comme un sanctuaire oublié.
Au centre, un piédestal.
Et sur le piédestal : un livre.
Son cœur accéléra. Le chien resta dans l’embrasure, veillant sans entrer.
Elle s’approcha du livre.
Reliure de cuir rugueuse. Couverture ornée d’un triangle inversé. À l’intérieur, des pages écrites dans une langue qu’elle ne reconnaissait pas, mais dont certaines phrases vibraient comme si elles voulaient être traduites d’elles-mêmes.
Et au milieu, une page plus récente, glissée comme une missive.
"Kaël est vivant. Mais il est de l’autre côté. Si tu ouvres la clef, il reviendra. Mais pas comme avant."
Alméa recula. Une sueur froide lui glissa entre les omoplates.
Un bruit derrière elle.
Elle se retourna brusquement.
Personne.
Mais un objet venait d’apparaître sur la table : un pendentif doré, identique à celui que l’homme portait dans son rêve.
chapitre 4 : Les murmures du passé
Le pendentif posé sur la table semblait rayonner d’une lueur propre, presque imperceptible. Alméa s’en approcha, tendit les doigts, et au moment où sa peau effleura le métal… un frisson la parcourut. Une image. Fugace. Comme un souvenir volé.
Un visage. Des yeux clairs. Une voix qui disait : “Si tu passes la troisième porte, il ne restera que toi.”
Elle recula, prise au piège par une émotion qui ne lui appartenait pas. Le chien noir grogna faiblement, pas de menace — plutôt un avertissement.
— C’est toi qui m’as conduit ici, souffla-t-elle.
Le chien ne répondit pas. Mais quelque chose changea dans la pièce. Un tableau accroché au mur, représentant des montagnes obscures, s’inclina de lui-même. Derrière, un interstice.
Elle s’approcha, repoussa le cadre… et découvrit une alcôve secrète, contenant une trentaine de parchemins, tous scellés. Elle en prit un au hasard.
“Ce souffle appartient à l’aube du monde. Trois porteurs l’ont contenu. Deux sont tombés. Le dernier est caché. En toi.”
Elle fronça les sourcils. Des textes comme ça, elle en avait vu dans des livres ésotériques. Mais ici, tout semblait fait pour elle. Comme si la maison anticipait ses gestes.
Elle entra dans la pièce cachée au fond du couloir. Une bibliothèque, en demi-cercle, s’ouvrait sur une grande fenêtre ronde. Les étagères étaient poussiéreuses, mais vivantes. Chaque fois qu’elle passait devant un livre, il semblait vibrer, frémir légèrement. Comme s’il l’appelait.
Et au centre, sur un bureau ancien, une photographie.
Noir et blanc. Une femme qui lui ressemblait étrangement, debout aux côtés d’un homme grand, les cheveux mi-longs, le regard intense. Alméa sentit son cœur se serrer. Elle retourna la photo.
“Searwyn, 1933. Kaël & Althéa.”
Althéa. Le prénom de sa mère. Mais sa mère était née en 1970.
Elle se recula, les mains tremblantes.
Rien ne faisait sens… à moins que le temps dans cette maison n’ait jamais été linéaire.
Soudain, un son dans les murs. Lent, continu. Comme un chant lointain, étouffé par la pierre.
Elle se retourna. Le chien avait disparu.
Chapitre 5 : Le rêve d’ambre
Ce soir-là, Alméa ne chercha pas à dormir — mais le sommeil l’emporta malgré elle, comme un fleuve souterrain dont on ne voit pas les rives.
Sa chambre, silencieuse, baignait dans une lumière blanche irréelle. Le chien avait disparu à nouveau, sans bruit, et la boîte était fermée — à nouveau. Pourtant, elle était sûre de ne l’avoir pas refermée.
Elle rêva.
Pas un rêve commun, fait d’images floues. Non. Ce rêve était géométrique.
Elle marchait dans un couloir sans fin, où le sol était un échiquier mouvant, et les murs tapissés de visages indistincts. Chacun murmurait son propre nom, comme une prière. Alméa entendit des mots qui n’existaient pas : Ilèska. Tyrel. Surnah. Kaël.
Puis vint le souffle.
Un vent très lent, presque gémissant, lui caressa le front. Devant elle, une porte en pierre s’ouvrit. Derrière : une salle ronde, éclairée par une lumière dorée sans source. Et au centre… un homme.
Il était jeune sans l’être. Ses cheveux sombres tombaient sur ses épaules, et ses yeux étaient d’un bleu si profond qu’on aurait pu s’y perdre sans espoir. Il l’observait sans sourire, mais sans méfiance non plus.
— Tu as franchi la première ligne, dit-il. Le Cercle t’a vue.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Mon nom n’est pas à dire. Mais tu l’as prononcé. Trois fois. Et c’est suffisant.
La pierre d’ambre apparut dans sa main. Elle brillait, vibrante. Mais un liquide noir en sortait doucement, comme une larme inversée. Il la tendit à Alméa.
— Ce que tu cherches est enfoui. Ce que tu es est dispersé.
— Je ne comprends pas.
— Tu comprendras quand le chien parlera. Quand la maison respirera. Et quand tu auras traversé la porte sans poignée.
Il disparut.
La pièce se dilua.
Alméa se réveilla dans un sursaut — en pleine nuit. Sa paume était humide. Et dans sa main, la pierre.
La vraie.
Elle se leva, désemparée. Le chien était revenu, assis devant la cheminée éteinte, l’air plus grave que jamais.
Puis un son.
Dans le couloir, un bruit de pas. Lents. Lourds. Une silhouette passait, sans visage, mais portant le manteau du rêve.
Alméa se figea.
La silhouette s’arrêta, posa un doigt invisible sur la pendule.
L’aiguille tourna — et s’arrêta sur 3h33.
chapitre 6 : Le livre des voix
Le matin était absent.
Aucun rayon ne filtrait par les vitres, aucun chant d’oiseau ne s'élevait. Le silence s’était épaissi, presque solide. Alméa se leva, la pierre d’ambre toujours posée sur sa table de nuit, palpitante de cette lueur rouge qui ne semblait ni chaude ni froide — juste vivante.
Elle descendit l’escalier, chaque marche grinçante comme si la maison gémissait doucement sous son poids. Sur la table du salon, le pendentif qu’elle avait vu apparaître la veille brillait d’une lumière plus forte.
Mais il n’était pas seul.
À côté : un livre relié de cuir, qu’elle n’avait jamais vu. Grand. Ancien. Avec une gravure en creux représentant une clef dont la tête était un œil.
Elle l’ouvrit.
Chaque page était un texte manuscrit, rédigé dans plusieurs styles d’écriture, comme si des mains différentes l’avaient rempli au fil des siècles. Mais certaines phrases étaient entourées d’un fin liseré de poudre d’or.
Elle en lut une.
"Le souffle ne se possède pas. Il emprunte un corps, puis s’éteint, ou se transmet."
Et une autre :
"Trois porteurs. Une chute. Une résurgence."
Puis elle tomba sur une illustration.
Une femme en robe sombre, les bras levés vers un ciel sans étoile. Derrière elle, un cercle gravé dans la terre, entouré de symboles — les mêmes que ceux de la boîte. Sous le dessin, un mot griffonné à la hâte :
"Althéa."
Son cœur s’arrêta. Encore ce nom. Sa mère ? Mais cela n’avait aucun sens.
Elle referma le livre. Se recula. L’air semblait trembler autour d’elle, comme si les murs pulsaient à chaque battement de son cœur.
Et alors elle l’entendit.
Une voix.
Pas audible. Pas physique. Mais une vibration, là, juste derrière l’os, comme un murmure logé dans sa tête.
“Ce que tu crois mort est en mouvement. Ce que tu crois réel n’est qu’un écho.”
Elle tituba jusqu’à la fenêtre. Le ciel était d’un gris métallique. Mais au loin, dans les bois, une silhouette marchait lentement — enveloppée dans une cape noire, portant une lanterne qui ne projetait aucune lumière.
Le chien noir surgit à ses côtés, comme s’il avait senti le basculement. Il poussa un souffle rauque. Pas un aboiement — un avertissement.
Alméa se tourna vers la boîte.
Elle avait de nouveau changé.
Les trois entailles semblaient s’élargir. Une fine brume en sortait, se dissipant comme une haleine ancienne. Et sur le tissu noir où reposait la pierre… un mot était écrit, avec des lettres sombres, presque liquides :
“Prépare-toi.”
chapitre 7 : L’écho du nom interdit
Le vent s’était levé sur Searwyn, mais dans la maison, aucun mouvement ne répondait à sa plainte.
Alméa s’était recroquevillée sur le canapé du salon, enveloppée dans un châle ancien qu’elle avait trouvé dans une malle. Le tissu portait une odeur de lavande sèche et de poussière noble. Elle fixait la boîte — toujours entrouverte — comme on attend que quelque chose parle enfin.
Mais ce n’était pas la boîte qui parlait.
C’était son prénom. Chuchoté. Lentement. De l’intérieur.
Pas Alméa.
Althéa.
Elle se redressa brusquement. Ce nom revenait trop souvent. Dans les livres, les lettres, les dessins, même les rêves. Et pourtant, personne dans sa famille ne lui avait jamais parlé de cette grand-tante mystérieuse. Ni de quelconque lien entre elle et sa mère.
Elle se leva, déterminée à chercher. La maison avait des secrets, elle le savait.
Dans la bibliothèque, elle observa les rayonnages. Un livre semblait légèrement plus avancé que les autres. Elle le poussa — rien. Mais en inspectant le bois derrière, elle sentit sous ses doigts une fente. Elle appuya doucement… et un double fond s’ouvrit.
À l’intérieur : un carnet. Petit, relié en peau, fermé par un cordon de soie noire.
Elle le défi. L’intérieur était rempli d’une écriture familière — sa propre écriture.
Non. Impossible.
Et pourtant. Les lettres, les boucles, les tournures — elle le savait, c’était sa main. Mais elle n’avait jamais écrit ce texte.
“Je suis revenue. Pas par choix. Ils m’ont appelée. Le souffle ne me quitte plus. Althéa est une boucle. Et moi… je suis son reflet.”
Elle referma le carnet, les mains tremblantes. Le chien noir apparut à nouveau derrière elle, posant ses yeux sur le livre avec une intensité presque humaine.
Et à cet instant, un phénomène étrange se produisit.
Le tapis au sol sembla se dilater. La lumière vacilla. Un glissement imperceptible traversa l’espace — comme si la pièce avait bougé, très légèrement, d’un degré. Les objets se décalèrent d’un souffle.
Et sur le mur, un symbole apparut.
Gravé à même le papier peint. Un cercle, trois gouttes inversées, et au centre : un œil ouvert. Il pulsait, lentement, presque comme une respiration.
Le chien se mit à gémir. Pas de douleur — de souvenir.
Alméa se sentit faible. Comme si une force ancienne la tirait vers elle-même. Le carnet glissa de ses doigts. Elle tomba à genoux.
Et là, dans sa vision déformée du sol, elle vit… une porte.
Pas une porte physique. Une porte mentale.
Et elle comprit sans comprendre : elle allait devoir la franchir.
Chapitre 8 : Le miroir et le nom oublié
Alméa ne se souvenait plus du jour exact où elle avait arrêté de faire confiance à ses souvenirs. Mais cette nuit-là, alors qu’elle se tenait dans la bibliothèque déformée par le glissement étrange du sol, elle sut que quelque chose en elle… s’était fissuré.
La porte mentale qu’elle avait entrevue ne s’était pas refermée. Elle la sentait maintenant, comme une pression derrière ses tempes. Elle s’assit dans le vieux fauteuil en cuir, le carnet toujours à la main, et posa les yeux sur un objet qu’elle n’avait jamais remarqué avant : un miroir ovale, accroché au mur en face d’elle, cerclé de cuivre terni.
Elle se leva pour l’approcher. Le miroir ne reflétait rien.
Rien.
Pas son visage. Pas la pièce. Juste une surface trouble, comme de l’eau figée dans le verre.
Et soudain, une voix s’éleva, mais pas dans l’air — dans le miroir.
“Tu ne te rappelles pas. Mais tu as été là. Tu étais celle qui a fermé la boîte. Tu étais celle qui a laissé Kaël partir.”
Alméa recula, le souffle court.
Le miroir vibrait très faiblement, comme une corde invisible. Elle posa la main sur le cadre — une chaleur étrange s’en dégagea. Et l’image changea.
Elle se vit. Dans une version d’elle-même qu’elle ne reconnaissait pas tout à fait. Plus âgée. Ou plus jeune. Ou déformée.
Et derrière elle… Kaël.
Debout, les bras croisés, le regard chargé d’une intensité inhumaine. Il ne parlait pas. Mais ses yeux disaient tout : culpabilité, perte, silence.
Puis l’image disparut.
Alméa trébucha en arrière. Le chien noir entra dans la pièce, cette fois avec une démarche plus rapide, comme s’il avait senti le danger. Il poussa le miroir du museau.
Un craquement sourd résonna dans le mur.
Derrière le miroir : un creux. Elle ouvrit la cachette.
À l’intérieur : une page déchirée, écrite à la main. Tremblée. Presque illisible.
“Je n’ai pas pu le sauver. Ils ont ouvert la Porte trop tôt. L’Ordre veut le souffle. Mais ils ne savent pas ce qu’il est.”
Et en bas, un symbole : le cercle entouré des trois gouttes inversées. Mais cette fois, une quatrième goutte apparaissait… suspendue au-dessus du cercle. Une mutation du sceau.
Alméa toucha la feuille. Un picotement dans sa main.
Soudain, toutes les horloges de la maison se mirent à vibrer.
Elle courut dans le couloir. Les aiguilles tournaient follement, certaines reculant dans le temps, d’autres sautant en avant. Et à travers tout ce bruit : un chant.
Lointain. Ancien. Comme une berceuse enfouie sous les murs.
Elle se figea au centre du hall.
“Le souffle ne te choisit pas. Tu le réveilles. Et il prend racine.”
Chapitre 9 : Le portrait d’ombres
L’après-midi n’avait pas commencé.
La lumière du jour restait bloquée derrière un voile gris qui semblait suspendre le temps. Alméa avançait dans la maison comme dans un rêve brisé, où chaque pas révélait une faille, une énigme, une couche oubliée du réel.
Elle retourna dans la pièce où le miroir avait parlé — ou du moins vibré. Le chien noir l’attendait, assis droit, son regard rivé vers le mur. Alméa s’arrêta. Quelque chose avait changé.
Sur le mur opposé, un portrait.
Elle ne l’avait jamais vu avant. Il ne figurait pas dans la liste des biens légués. Et pourtant, là, accroché dans un cadre doré, une toile peinte à la main représentait une femme assise, les mains sur les genoux, le regard intense. Elle portait une robe victorienne, mais sa coiffure était moderne. Et ses yeux…
Alméa faillit lâcher le carnet qu’elle tenait.
Les yeux étaient les siens. Exactement les siens.
Elle s’approcha, sentant une étrange chaleur émaner du cadre.
Une plaque était apposée au bas du tableau :
“Althéa – 1899 – Portée disparue le jour du souffle”
Un frisson. Son prénom. La date. Et cette expression dans le portrait : ni sourire, ni peine. Juste… attente.
Elle effleura le cadre. Un clic discret retentit.
Le mur derrière pivota légèrement, révélant une alcôve. Elle recula, le cœur battant trop vite. Le chien gémit, comme pour prévenir ou soutenir.
Dans l’alcôve : une tablette de pierre, posée sur un socle. Dessus, gravé à même la roche :
“Si tu veux descendre, allume ce qui dort.”
Alméa approcha. Un creux dans la pierre indiquait l’emplacement d’un objet — comme une clé ou une pierre. Elle sortit la pierre d’ambre qu’elle gardait avec elle. La posa dans la cavité.
Un souffle s’échappa de la roche.
Et les murs se mirent à vibrer.
Mais pas comme avant.
Lentement, les meubles changèrent de position. Le tapis sembla se replier sur lui-même. Une bibliothèque glissa, ouvrant l’accès à un escalier qu’elle n’avait jamais vu.
Alméa hésita.
Le chien descendit sans attendre.
Elle le suivit.
L’escalier était fait de bois noir, orné de gravures qu’elle ne comprenait pas. Au bout, une pièce ronde, creusée dans la roche de la falaise. Un autel. Des livres. Et sur un coussin de velours : un médaillon identique à celui de son rêve.
Et une note, manuscrite.
“Kaël est vivant. Mais il a changé de nom. Tu l’as déjà croisé. Tu l’as laissé partir. Mais il est revenu.”
Alméa recula, le souffle court.
Une ombre passa derrière elle.
Elle se retourna.
Personne.
Chapitre 10 : La pièce qui respire
L’escalier menait plus loin qu’elle ne l’avait imaginé. Alméa descendait depuis plusieurs minutes, guidée par le souffle du chien noir, sans savoir si elle s’enfonçait sous terre ou dans une autre temporalité.
Les murs changeaient progressivement : pierre, puis métal, puis un matériau qu’elle ne reconnaissait pas — ni bois, ni verre. Il vibrait à chacun de ses pas, comme si la structure était vivante. Au bout du tunnel, une porte arrondie, sans poignée. Mais dès qu’elle posa la pierre d’ambre sur le battement de la surface, le passage s’ouvrit… lentement. Comme si la maison hésitait à l’autoriser.
La pièce à l’intérieur était circulaire, tapissée de parchemins suspendus comme des feuilles mortes figées dans l’air. Une lanterne sans flamme éclairait tout d’une lueur lactée. Au centre : une stèle.
Elle s’approcha.
Des mots gravés y dansaient dans une langue mouvante — chaque lettre s’ajustait comme si elle cherchait la bonne forme pour se rendre lisible.
Puis tout devint clair :
“Le porteur du souffle ne revient jamais intact. S’il parle, il oublie. S’il se tait, il consume.”
Une présence s’éleva derrière elle.
Pas une silhouette. Une vibration. Une voix qui résonna dans le creux de son esprit, sans passer par l’air.
“Tu es celle qui hésite. Tu es celle qu’il attendait.”
Alméa ferma les yeux.
Et elle vit.
Une scène.
Kaël — marchant dans un désert de mémoire, seul, entouré de trois ombres qui suivaient chacun de ses pas. Il portait dans ses mains un objet : une clef faite de souffle, translucide, reliée à son propre cœur par des filaments invisibles. Puis, soudain, il s’arrêta. Tourna le regard. Et murmura :
“Alméa.”
Elle rouvrit les yeux en sursaut. Le chien l’observait, sans jugement.
Sur la stèle, une nouvelle phrase s’était ajoutée.
“Tu peux ouvrir la Porte. Mais tu ne pourras plus sortir sans laisser quelque chose derrière.”
Elle recula. La pièce vibrait plus fort.
Et au plafond, des fissures s’ouvrirent. Non pas dans la matière, mais dans l’espace. Elle voyait… des fragments. Des lieux qu’elle ne connaissait pas : un temple noyé, un couloir sans fin, un lac suspendu au-dessus d’un vide.
Elle comprit que la maison n’était pas qu’un lieu.
C’était une interface.
Entre ce monde… et un autre.
Et Kaël y avait passé. Mais à quel prix ?
Chapitre 11 : La voix derrière le bois
Le retour à la surface fut silencieux.
Alméa marchait lentement dans l’escalier, suivie par le chien noir qui semblait plus tendu que jamais. Chaque pas remontait du centre nerveux de la maison, comme si elle quittait une racine profonde, un cœur invisible battant dans les pierres.
Lorsqu’elle réentra dans le salon, quelque chose avait changé.
Le fauteuil avait pivoté légèrement. Les rideaux s’étaient entrouverts, laissant passer une lumière qui ne ressemblait ni au jour, ni à une lampe.
Et sur la cheminée, écrit avec une poudre fine, brillante comme du sel doré : un mot.
“Tu m’as trouvé.”
Alméa s’approcha. Le mot disparut dès qu’elle l’effleura.
Le chien grogna doucement.
Puis un souffle passa derrière elle.
Elle se retourna : le miroir ovale était noir. Complètement. Comme englouti. Et en son centre, un visage apparut — flou, mouvant. Une bouche qui parlait, mais sans émettre de son.
Alors, un murmure s’éleva dans sa tête, plus clair qu’avant.
“Si tu veux me voir, choisis ton vrai nom. Celui que tu as porté avant de naître ici.”
Elle recula. Le carnet dans sa poche semblait pulser. Elle le sortit, l’ouvrit au hasard.
Une page vierge. Mais au centre, une phrase se traça sous ses yeux, comme gravée à l’encre vivante :
“Tu n’es pas Alméa. Tu es la clef elle-même.”
Sa respiration se coupa.
Le chien aboya une fois. Pas fort, mais net.
Puis, la pendule vibra.
3h33.
Encore.
Tout s’arrêta.
Et le miroir devint limpide.
Kaël. Assis. Les mains jointes, le regard pénétrant.
Il parlait.
Et cette fois, sa voix s’entendait.
“Tu n’as jamais été la suivante. Tu es la première. Celle qui a tout écrit. Celle que l’Ordre a oubliée pour mieux la craindre.”
Puis le miroir éclata.
Pas en éclats tranchants. En lumière.
Et dans cette lumière, un symbole nouveau apparut sur le mur.
Un cercle. Trois gouttes inversées. Et au centre… un arbre.
Pas un arbre banal. Un arbre aux racines tournées vers le ciel.
Alméa s’écroula sur le sol.
Elle pleurait.
Pas de peur.
Mais de mémoire retrouvée.
Chapitre 12 : Le silence qui appelle
Le miroir avait explosé en lumière — mais la maison n’était pas détruite.
Au contraire, quelque chose s’était reconstruit dans l’air. Une sorte de nouvelle géométrie invisible, une manière différente pour les murs de contenir la mémoire.
Alméa restait à terre, la respiration lente. Le chien s’était couché à côté d’elle, la tête posée sur sa jambe, calme comme un gardien qui attend la fin du verdict.
Les mots de Kaël résonnaient encore dans son crâne.
“Tu es la première. Celle que l’Ordre a oubliée pour mieux la craindre.”
Elle se redressa lentement.
La boîte, dans le coin du salon, était fermée. Totalement. Mais la pierre d’ambre sur le buffet brillait avec une intensité nouvelle : un cœur rouge au centre s’était formé, comme si elle avait changé de nature.
Elle s’en approcha.
Et cette fois, la pierre parlait.
Pas en mots. En pulsations.
Elle la posa dans sa paume. Une chaleur douce, presque familière. Et alors, elle comprit — sans l’avoir appris :
Il existait trois pierres. Celle du souffle. Celle du seuil. Et celle du lien.
Elle n’avait que la première.
Mais la boîte… contenait la deuxième.
Et Kaël… portait la troisième.
Ce triangle était l’équilibre.
Elle leva les yeux vers le plafond. Le symbole nouveau — le cercle et l’arbre inversé — brillait faiblement, presque effacé par le jour gris qui revenait doucement.
Puis, quelque chose frappa la porte d’entrée.
Un coup sec. Puis deux. Puis trois.
Elle sursauta. Le chien se leva d’un bond.
Elle s’approcha.
Personne sur le perron.
Mais posé sur le sol : un objet.
Une cloche de verre contenant une plume noire, suspendue comme par magie.
Et un mot gravé dans le socle :
“Chaque battement appelle son souffle. Le tien vient de commencer.”
Elle prit la cloche, rentra, referma la porte.
Le silence retomba. Mais ce n’était plus un silence d’absence — c’était un silence d’attente.
Elle savait que le prochain pas l’emmènerait au-delà.
Et que Kaël… était déjà en chemin.
Rien.
Elle revint au miroir. Son reflet avait reculé d’un pas.
Les jours suivants, elle évita le miroir.
Mais il se faisait entendre. Par l’absence. Par l’insistance. Par le poids.
La nuit, elle l’entendait vibrer. Lentement. À intervalles réguliers. Comme une respiration inversée.
Elle finit par s’asseoir devant. Bougie allumée. Carnet ouvert.
Une nouvelle page s'était matérialisée.
Pas écrite. Gravée. Et sur cette surface rugueuse, une phrase :
“La faille est en toi, comme en lui.”
Elle comprit. Le miroir n'était pas un passage. C’était un jumeau. Un double. Une membrane.
Et derrière… une Alméa. Pas elle. Mais construite d’elle. Peut-être son reflet pur. Ou son souvenir corrompu.
Elle murmura :
— Si je dois entrer… ce sera par la mémoire.
Le verre vibra. La fissure s’élargit d’un millimètre.
Un œil apparut. Puis disparut.
Et la pièce se tut.
Mais Alméa, elle, était déjà de l’autre côté. Non physiquement. Psychiquement.
Le miroir l’avait admise.
📖 Chapitre 2 : Le Souffle perdu
Le matin s’était levé sur une brume étrange, comme si le monde hésitait à se révéler. Alméa ouvrit les volets avec lenteur. La boîte scellée reposait encore sur la table, immobile, mystérieuse. Rien n’avait bougé — sauf en elle.
Elle trouva, glissé dans un vieux livre offert par le libraire silencieux, un carnet relié de cuir. Pas de mots sur la couverture. Juste un symbole discret, à peine visible : trois lignes entrelacées autour d’un cercle brisé.
À l’intérieur, les pages semblaient vierges… mais à la lumière du jour, des traces apparaissaient, écrites dans une encre évanescente. Des chiffres, des lettres renversées, des fragments de phrases :
“Quand le souffle s’efface, le monde oublie ses racines.”
Intriguée, elle chercha un ordre, une logique — et découvrit un message caché : chaque symbole correspondait à un vers d’un poème codé. Elle les recopia dans son propre carnet. Le chien, curieusement agité, tournait autour de la boîte, grognant doucement.
C’est à ce moment-là que la pierre d’ambre clignota. Un signal. Une pulsation. Elle s’approcha — et une brise invisible s’échappa, comme un soupir ancien.
Kaël réapparut au seuil, vêtu d’un manteau couvert de poussière et de feuilles.
— Le Souffle est la clé. Mais il est aussi ce qu’on te volera en premier.
Alméa le dévisagea.
— Volé ?
— Par ceux qui ont peur de te voir respirer librement.
Il lui tendit un parchemin roulé, scellé par une empreinte étrange — une spirale inversée.
— C’est un ancien pacte. L’Ordre l’a oublié. Toi seule peux le lire.
Elle déchira le sceau. Des mots en langue ancienne s’élevèrent, comme une prière oubliée. Elle comprit sans avoir appris : cette écriture parlait à son souffle — celui qui était resté en sommeil, celui qui, maintenant, s’éveillait.
Le chien s’arrêta. La boîte vibra.
Le symbole sur le carnet prit feu sans brûler.
Et Alméa, dans un souffle, murmura :
— Je suis en train de me souvenir.
Chapitre13 : Le Gardien silencieux
Un ciel lourd pesait sur la ville ce jour-là, chargé de nuages sombres aux reflets argentés. Alméa marchait dans les ruelles étroites, tenant son carnet contre elle comme un talisman. Le souffle du vent portait une odeur de papier ancien, de pluie proche et de secrets.
Elle cherchait une adresse griffonnée à la hâte sur une page dissimulée dans le carnet. Une librairie oubliée, sans nom, nichée entre deux façades écaillées. L’endroit semblait presque invisible — comme s’il ne voulait pas être trouvé. Mais Alméa s’était éveillée, et les choses cachées devenaient visibles pour elle.
La porte grinça lorsqu’elle la poussa.
À l’intérieur : un monde suspendu dans le temps. Des étagères hautes comme des arbres, des piles de livres que personne n’avait consultés depuis des années. Une lumière jaune, vacillante, filtrait à travers les vitres poussiéreuses. Et au centre, un homme assis — immobile — derrière un bureau de bois massif.
Il leva les yeux lentement.
Ses iris étaient d’un gris pâle, presque translucide, mais étrangement profonds. Son visage était ridé, mais les plis semblaient taillés dans une sérénité étrange. Il ne dit rien pendant un long moment.
— Vous avez trouvé le carnet, dit-il enfin d’une voix rauque comme un souffle oublié.
Alméa se figea.
— Vous saviez qu’il arriverait jusqu’à moi ?
Il hocha simplement la tête. Puis se leva, d’un geste aussi discret que précis. Il marcha vers une étagère, en sortit un ouvrage scellé par une corde fine et le lui tendit.
— Ce livre ne s’ouvre que dans le silence.
Elle prit l’objet, le cœur battant. Un courant froid remonta le long de son bras.
— Qui êtes-vous… vraiment ?
— Je suis le Gardien. Pas de portes. De vérités. Celles que l’Ordre a tenté d’effacer.
Un coup de tonnerre retentit au-dehors. Alméa sursauta.
Le vieil homme sourit légèrement.
— Le Souffle revient. Mais certains vont chercher à vous le voler. Ce lieu est un abri… pour un temps. Mais pas une réponse.
Il s’approcha encore. Dans sa main, une clef — ancienne, ornée d’un symbole qu’elle avait vu dans ses rêves.
— Quand le miroir parlera à nouveau, cette clef vous guidera. Pas vers l’Ordre. Vers ce qu’il a oublié.
Elle prit la clef. Le contact était brûlant. Les sentiments se bousculaient en elle — peur, curiosité, une forme de tendresse inexplicable pour cet homme étrange, comme si une mémoire ancienne se glissait sous sa peau.
Le Gardien posa sa main sur son épaule.
— Vous avez été choisie. Mais c’est votre silence qui fera la différence. Pas vos cris.
Alméa quitta la librairie sans mot.
Derrière elle, la porte se referma sans bruit.
Et le chien, resté à l’extérieur, s’était mis à fixer le ciel.
Il savait.
Chapitre 14 : L’Ordre du Souffle
La clef dans sa main semblait plus lourde qu'elle ne l'était réellement. Alméa avançait à travers le bois qui bordait la ville, guidée par le souffle du vent, par ce murmure imperceptible qu’elle ressentait depuis sa rencontre avec le Gardien. Le carnet contre son cœur battait comme une deuxième peau, comme s’il vibrait en réponse au monde.
Les arbres s’écartaient lentement devant elle, dévoilant une clairière oubliée où se dressait un ancien autel de pierre, couvert de mousse et de gravures effacées par le temps. Elle se pencha, effleura une inscription à peine lisible :
“Ceux qui gardent le Souffle ne vivent pas. Ils veillent.”
Soudain, une ombre passa au-dessus d’elle. Des silhouettes encapuchonnées surgirent en silence, comme extraites du sol lui-même. Alméa recula, instinctivement. Mais elles ne parlaient pas. Elles l’entouraient sans menace, comme si sa venue était attendue depuis longtemps.
L’une d’elles s’avança. Une femme au visage marqué de cicatrices fines, tracées en symétrie.
— Tu es l’écho. Le premier souffle oublié.
Alméa sentit sa gorge se serrer.
— Vous êtes… l’Ordre ?
Un hochement lent. Puis, la femme sortit un objet dissimulé sous sa cape : une sphère d’obsidienne, parcourue de filaments rouges comme des veines endormies.
— Cette sphère porte la mémoire de l’Ordre. Nous ne sommes plus ce que nous étions. Mais en toi, ce que nous avons perdu peut renaître.
Un frisson lui parcourut l’échine. La présence de Kaël se faisait sentir — pas physiquement, mais comme un fil tiré dans l’invisible.
— Et pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?
Le silence s’installa. Une autre silhouette parla enfin, un homme au regard sombre et fixe :
— Parce que ton souffle n’est pas seul. Il est lié à trois battements : le passé, le seuil… et la faille.
La sphère s’illumina brièvement. Un souvenir apparut : Kaël enfant, au centre d’un cercle de flammes, les yeux noyés de lumière.
Alméa sentit une douleur enfouie remonter — quelque chose de lointain mais intime. Comme si son histoire s’était toujours mêlée à la sienne.
Le vent se leva.
— Si tu veux comprendre Kaël… tu devras traverser le Labyrinthe. Là où notre Ordre est né. Là où il s’est perdu.
Les silhouettes reculèrent, et la clairière s’effaça, comme un rêve dissous au réveil.
Alméa se retrouva seule — mais changée.
La sphère d’obsidienne reposait dans sa main.
Et la clef brillait d’une lumière nouvelle.
Chapitre 15 : Miroirs d’obsidienne
Les jours s’étaient étirés comme des fils entre les mondes. Alméa avançait dans une temporalité étrange, où chaque geste semblait avoir un écho — et chaque silence, une intention. Depuis sa rencontre avec l’Ordre, tout autour d’elle portait un poids invisible. Même les murs de sa maison murmuraient des choses qu’elle ne comprenait pas encore.
Ce soir-là, la lumière était glacée. La lune traînait derrière les nuages comme un œil malveillant. Le chien grognait faiblement, tournant autour de la boîte close, désormais auréolée d’un halo bleuté.
Alméa se tenait près de la fenêtre, carnet ouvert, les pierres posées à côté d’elle. Elle griffonnait des bribes — fragments de souvenirs, répliques entendues dans ses rêves, questions qu’elle n’avait jamais osé formuler à voix haute :
“Si mon souffle est volé, suis-je encore entière ?”
Soudain, un bruit sourd. Une ombre passa devant la maison.
Elle se figea. Le chien aboya une fois, rauque, comme pour avertir sans attirer.
Alméa ferma le carnet et attrapa la clef donnée par le Gardien. Ses doigts tremblaient légèrement. Une forme glissait entre les arbres — furtive, presque spectrale. Puis un choc sec contre la porte. Pas un coup. Un frottement. Comme un glissement.
Elle s’approcha. L’instinct lui disait de ne pas ouvrir. Mais la curiosité, elle, brûlait.
Quand elle entrouvrit enfin, rien n’était là — sauf une plume d’obsidienne, plantée dans le sol. Plantée. Comme un avertissement. Ou une invitation.
Elle recula, le cœur battant. Ce n’était pas une plume normale. Elle vibrait.
Kaël apparut dans le miroir. Non pas physiquement. Mais son reflet. Ou un souvenir de lui. Il semblait… inquiet.
“Ils te suivent.”
La voix ne sortait pas du verre. Elle résonnait dans sa tête. Une télépathie douloureuse.
“Ils veulent la sphère. Et ton souffle.”
Puis le miroir se fendilla — encore. Une nouvelle ligne, fine, droite, comme une cicatrice nouvelle.
Alméa sentit l’air changer. La température chuter. Et quelque chose, derrière elle, se déplacer.
Elle se retourna. Rien.
Mais lorsqu’elle posa la main sur la plume, un flash explosa en elle.
Des images.
Une salle circulaire, couverte de miroirs noirs. Des silhouettes qui répétaient des gestes en boucle. Des paroles coupées. Des battements cardiaques amplifiés. Et Kaël, enfermé dans un miroir, les yeux ouverts mais sans lumière.
Elle cria. Pas de peur. De douleur. De lien brisé.
Son cri fractura le silence.
Et une voix, étrange, ancienne, surgit dans l’air :
“Ce n’est pas le reflet que tu dois craindre. C’est ce qu’il refuse de te montrer.”
La plume se désintégra.
Le miroir vibra une dernière fois.
Et Kaël murmura :
“Viens me chercher. Avant que l’Ordre ne t’efface aussi.”
Chapitre 16 : Le cœur et la faille
La pluie tombait sans bruit sur les vitres. Alméa n’en percevait plus le son — elle était ailleurs. Présente, mais traversée. Le miroir, désormais fissuré en réseau délicat, diffusait une lumière sourde, comme un appel muet. Les pierres, posées sur le buffet, vibraient à l’unisson, et son cœur battait trop fort pour être ignoré.
Kaël était revenu.
Pas par la porte. Pas par le verre. Par le souffle.
Elle le sentit avant de le voir : une présence dans l’air, une chaleur familière, une tension électrique qui faisait trembler ses doigts. Quand il apparut enfin, debout dans l’embrasure du salon, couvert de poussière et de silence, elle sut que quelque chose avait changé.
Ils se regardèrent sans mot. Et c’était déjà trop.
— Tu es allée trop loin, murmura Kaël.
— Je n’ai fait que suivre ton absence, répondit-elle, la voix fendue.
Il s’approcha lentement. Le chien ne bougeait pas — comme s’il savait que ce moment ne lui appartenait pas. Kaël tendit la main vers la sphère d’obsidienne.
— Ils ont trouvé mon empreinte. Mon lien avec l’Ordre.
— Tu leur as échappé ?
— Non. Je suis revenu avant qu’ils n’effacent ce que nous avons vécu.
Le silence s’épaissit. Puis Alméa se leva. Ses pas résonnaient comme des questions jamais posées. Elle s’arrêta devant lui.
— Pourquoi m’avoir laissée seule ?
Kaël détourna le regard. Une faille. Là, dans ses yeux. Une fissure si fine qu’elle aurait pu passer inaperçue. Mais elle, elle la vit.
— Parce qu’aimer, dans l’Ordre, c’est trahir ses origines.
Un frisson remonta son dos. Elle posa doucement ses doigts contre sa poitrine. Son cœur battait, oui. Mais au bord de l’éclatement.
— Alors trahis-les, Kaël. Et trahis-moi, si tu dois. Mais dis-moi la vérité.
Il ferma les yeux. Une larme — rare et lourde — glissa sur sa joue. Il prit sa main et l’y déposa.
— Je suis né de la faille. Pas d’un ventre. Pas d’une lignée. Je suis l’erreur que l’Ordre a enfermée… et relâchée pour te retrouver.
Le miroir gronda.
Les pierres s’éclairèrent.
Et le carnet s’ouvrit, seul, à une nouvelle page gravée :
“Quand le cœur parle, la faille se referme.”
Alméa eut le vertige. Elle ne savait plus où se finissait Kaël, ni où elle commençait.
Et peut-être… que c’était ça, la vérité.
Le lien entre un souffle et une faille.
Ils s’embrassèrent sans promesse.
Et le miroir… les accepta.
Chapitre17 : Le Labyrinthe de verre
Ils avaient quitté la maison au lever du jour, guidés par une carte dessinée sur la dernière page du carnet. Aucun mot, juste des lignes, des courbes — et un cercle au centre : le temple.
Kaël ne parlait pas. Alméa sentait son silence comme un voile entre eux, dense et chargé d’émotions retenues. Le chien les suivait à quelques pas, vigilant, comme s’il percevait que chaque battement d’aile dans la forêt était une ombre déguisée.
Après plusieurs heures de marche à travers les montagnes, le paysage changea brutalement.
Un mur de verre s’élevait entre deux falaises.
Pas un mur lisse — un assemblage de miroirs taillés, d’éclats translucides, d’arêtes tranchantes. Le temple ne s’ouvrait pas : il observait. Des reflets dansants apparaissaient et disparaissaient sans logique apparente.
Kaël posa sa main sur un miroir.
— C’est ici que l’Ordre est né. Et où il a appris à oublier.
Alméa s’avança. Les pierres dans ses poches pulsaient doucement. Lorsqu’elle toucha le verre, un souffle l’aspira sans violence. Elle ouvrit les yeux ailleurs.
Elle était dans un couloir fait de mémoire.
Des panneaux de verre encadraient ses pas, chacun contenant une épreuve : une scène de son passé, une peur intime, une décision reniée. La première épreuve surgit sans avertissement.
Une chambre d’hôpital. Sa mère, jeune, pâle, absente. Et un médecin qui dit : “C’est terminé.”
Alméa recula. La douleur était réelle.
Deuxième miroir : un garçon inconnu. Des mots échangés. Des larmes retenues. Et un pacte brisé.
Elle tomba à genoux. Chaque fragment l’écorchait.
Kaël apparut derrière elle, tendant la main.
— Ce labyrinthe n’est pas pour te juger. Il est là pour te révéler.
Alméa se redressa.
— Alors je veux tout voir.
La dernière épreuve l’attendait.
Un miroir noir. Sans reflet.
Une voix s’éleva du silence :
“Tu n’as pas peur d’échouer. Tu as peur d’exister.”
Elle toucha le verre. Une faille apparut. Et une lumière en jaillit.
Elle vit le temple en feu. Des silhouettes fuyant. Des livres jetés aux flammes. Et au centre… Kaël enfant, caché sous une dalle, ses yeux brillants de souffrance.
Alméa comprit.
Ce n’était pas son labyrinthe. C’était leur labyrinthe.
Et elle en sortit, la main dans celle de Kaël, le souffle tremblant mais vivant.
Devant eux, une porte s’était ouverte.
Et l’Ordre… les attendait.
Chapitre 18 : La vérité volée
Le chemin qui menait au sanctuaire semblait plus long qu’auparavant — comme si l’espace lui-même résistait à leur présence. Alméa marchait en silence, le souffle irrégulier, les sens en alerte. À ses côtés, Kaël ne disait mot. Son regard, pourtant, trahissait une tension nouvelle. Chaque pas les rapprochait du cœur de l’Ordre. Et peut-être… de sa chute.
Le temple se dressait devant eux, majestueux et austère, sculpté dans une matière qui semblait à mi-chemin entre la pierre et le verre. Des arêtes luisantes, des symboles en spirale gravés dans les piliers, et cette impression constante d’être observés.
Le chien grognait à peine — comme s’il percevait un déséquilibre profond.
Ils pénétrèrent dans la salle principale : un dôme silencieux, éclairé par des cristaux suspendus, qui projetaient des fragments de lumière sur les murs. Les silhouettes de l’Ordre étaient là, alignées. Encapuchonnées. Muettes.
Et parmi elles, une figure familière.
Alméa retint son souffle.
Eylin.
Sa voix trembla en murmurant ce nom.
La jeune femme qui se tenait devant elle — ses cheveux sombres, son visage jadis ami — l’observait sans détour. Mais ses yeux… portaient une autre lumière. Froid. Détaché. Méconnaissable.
Kaël s’avança, furieux.
— Tu étais avec nous. Tu as juré. Tu étais famille.
Un silence glacial. Puis Eylin parla, calmement.
— Je suis famille… de l’Ordre. Pas de vos erreurs.
Alméa sentit une brûlure dans sa poitrine, un mélange de déception et de rage contenue.
— Tu nous as trahis. Et tu l’as blessé.
Eylin haussa les épaules.
— C’était nécessaire. Kaël devait être affaibli pour que la sphère le quitte. Il est né du souffle, mais il n’est pas fait pour le porter.
Elle se tourna vers Alméa.
— Mais toi… toi, tu es autre chose. Tu es le souffle transformé. C’est toi que nous cherchions. Kaël n’était qu’un chemin.
Un éclair de douleur traversa le visage de Kaël. Il ne répondit pas — mais recula d’un pas.
Alméa s’approcha d’Eylin, le regard incandescent.
— Et tu pensais que je t’en remercierais ?
— Non. Mais tu comprendras. Quand la vérité te sera révélée.
Une des silhouettes tendit un parchemin ancien, plié comme une lettre oubliée.
Alméa l’ouvrit, les mains tremblantes.
Ce qu’elle lut était une chronologie. Des fragments. Des noms. Des liens entre elle… sa famille… l’Ordre.
Et au centre : une phrase gravée à la main.
“L’enfant née sans cri portera le dernier souffle.”
C’était elle. Une naissance effacée. Un pacte signé avant même son premier battement de cœur. Sa mère avait fui. Son père… appartenait à l’Ordre.
Kaël s’approcha lentement.
— Je ne savais pas. Je te le jure.
Elle le regarda. Plus rien n’était simple.
La sphère d’obsidienne dans sa sacoche vibra soudainement, comme si elle réagissait à la révélation. Un flux d’énergie se répandit dans la salle, secouant les piliers, faisant éclater l’un des cristaux suspendus. Des membres de l’Ordre reculèrent.
Eylin sourit faiblement.
— Il est trop tard. Maintenant que tu sais, tu deviendras ce que tu crains. Le souffle te façonne… ou te brise.
Alméa ferma les yeux.
Et dans le noir de ses paupières, une voix, celle du Gardien, murmura :
“La vérité ne t’appartient pas. Elle te traverse.”
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle vit Kaël au sol, le souffle court.
Elle courut vers lui.
— Non. Pas maintenant. Pas comme ça.
La sphère explosa de lumière.
Et le temple… se fissura.
Chapitre 19 : L’Éveil
Le vent avait changé. Il soufflait par saccades, comme s’il hésitait à porter les secrets du temple vers l’extérieur. Alméa courait à travers les couloirs de verre brisé, le souffle haletant, Kaël soutenu dans ses bras. Son corps était lourd, secoué par des spasmes silencieux, son cœur battant contre le sien dans une cadence affaiblie mais persistante.
La sphère avait déclenché quelque chose — une mémoire enfouie, une énergie primitive. Et maintenant, l’ensemble du sanctuaire vibrait, comme pris dans une implosion contenue.
Ils s’abritèrent dans une alcôve sculptée à même la roche, cachée derrière une tenture effilée par le temps. Alméa s’agenouilla près de Kaël, la main sur sa poitrine, appelant son nom dans un souffle presque inaudible.
— Reste avec moi… ne t’efface pas.
Il ouvrit un œil. Lentement. Un éclair de conscience. Mais le regard était lointain, comme s’il voyait au-delà du monde.
— Je... vois l’autre côté.
Elle comprit. Ce n’était pas un délire. C’était l’éveil.
La sphère, à ses côtés, s’ouvrit. Littéralement. Comme une fleur de verre. En son centre, une flamme bleutée tourbillonnait, formant des figures éphémères : des visages, des runes, des fragments de terres inconnues.
Et dans cette lumière, Alméa vit l’autre monde.
Un monde de brumes suspendues, de citadelles en spirale, de créatures ailées faites de mémoire. Un monde qui existait depuis toujours… mais qu’on n’atteignait qu’au prix de soi-même.
Elle sentit son corps s’élever légèrement — ou son esprit — difficile à dire. Les murs du temple s’effacèrent, laissant place à une toile cosmique où les souvenirs étaient des constellations. Elle voyait sa mère, jeune, lumineuse, tenant un bébé invisible.
Puis une voix retentit — familière.
“Ne suis pas la vérité. Incarne-la.”
Kaël se redressa soudainement, comme rappelé par sa propre faille. Il posa sa main sur la sphère, et les pulsations s’accordèrent.
— Nous devons y aller, dit-il. Maintenant. Avant que la faille ne se referme.
Alméa hocha la tête. Le carnet dans son sac s’ouvrit seul, une page nouvelle gravée :
“À l’Éveil, le monde respire par ton souvenir.”
Ils avancèrent vers l’autel central, là où le souffle prend forme.
Le passage s’ouvrit.
Ils entrèrent.
Et l’autre monde… les accueillit.
Chapitre 20 : Les flammes du pacte
L’autre monde ne ressemblait à rien de ce qu’Alméa aurait pu imaginer. Le sol n’était pas fixe — il ondulait comme une mémoire liquide. Le ciel, lui, était une vaste toile tissée de murmures et de visions inachevées. Des formes flottaient dans les airs : des bâtiments suspendus, des arches inversées, et des brasiers immobiles, comme figés dans une éternité fracturée.
Kaël marchait devant elle. Le temple derrière eux s’était refermé, laissant place à une cité fantôme que seuls les initiés pouvaient percevoir. Et pourtant… il semblait connaître ce lieu.
— Tu es déjà venu ici, souffla Alméa.
Il s’arrêta. Ses mains tremblaient. Son regard s’était durci.
— Pas venu… né ici.
Ils arrivèrent devant une structure faite de verre fondu et de pierres rouges. Au centre : un cercle de flammes bleues, flottant à quelques centimètres du sol. Kaël s’agenouilla sans un mot. Il sortit de sa tunique un fragment de parchemin, jauni, presque poussiéreux.
— Mon nom n’est pas mon nom, dit-il. Pas entièrement. Kaël… est celui qu’ils m’ont donné. Mais avant l’Ordre, avant la faille, j’étais Erian, fils de Sereth.
Alméa recula sous le choc. Ce nom. Sereth. Gravé dans les archives de l’Ordre comme traître fondateur.
Kaël, ou Erian, poursuivit :
— Mon père a défié l’Ordre. Il a refusé que le souffle soit confiné à quelques élus. Il voulait l’offrir… à tous. Ils l’ont banni. Et moi avec lui.
— Alors pourquoi t’ont-ils récupéré ?
— Parce que j’étais utile. Parce que j’étais la clef, sans qu’ils le sachent.
Les flammes se mirent à tournoyer, réagissant à la vérité. La sphère d’obsidienne dans le sac d’Alméa s’éleva doucement dans les airs, attirée par le feu. Un pacte se forma devant eux — comme un hologramme ancien, une scène figée dans l’éternel :
Sereth, enchaîné, entouré de membres de l’Ordre. Une voix grave : “Nous effacerons ton nom. Mais ton sang servira notre dessein.”
Alméa comprit. Kaël n’était pas juste un messager. Il était une fracture. Le témoin d’un pacte imposé.
Et elle… celle qui venait le rompre.
Elle s’approcha des flammes. Les pierres dans ses poches vibraient — le souffle, le seuil, le lien. Un triangle parfait.
— Si ton nom doit être redit, ce sera ici.
Kaël releva les yeux. Une larme, lourde, roula sur sa joue.
— Alors dis-le. Pour moi. Et pour elle.
Alméa murmura :
— Erian… fils de Sereth. Porteur du souffle brisé.
🜲
Les flammes explosèrent en cercle. Un chant ancien s’éleva du sol — fait de mots oubliés. Le miroir dans le monde réel vibra, plusieurs fissures s’y refermèrent. Le Gardien, dans sa librairie, leva la tête. Même l’Ordre, loin derrière, sentit le changement.
Et dans la cité suspendue… une porte se dessina.
Ils s’y approchèrent.
Main dans la main.
Mais devant le seuil, une silhouette attendait.
Celle qui détenait le pacte brûlé.
Chapitre21 : Le sacrifice
Ils faisaient face à la dernière gardienne du pacte.
Une silhouette drapée dans des voiles transparents, flottant entre deux réalités. Ni jeune ni vieille. Ni humaine ni divine. Elle portait une couronne de spirales — comme si le souffle lui-même avait sculpté son esprit. Sa voix résonna sans ouvrir les lèvres :
“Vous avez aimé dans le chaos. Vous avez traversé l’oubli. Mais pour que le lien devienne passage… il faut offrir ce qui ne se reprend pas.”
Alméa comprit immédiatement. Ce n’était pas un objet, une pierre ou un nom. C’était une part d’elle. Un souvenir intact. Un battement qu’elle n’avait jamais partagé.
Kaël s’approcha.
— C’est moi, dit-il. C’est mon souffle qui doit être donné. Je suis né de la faille. Je peux y retourner.
Mais Alméa le retint. Son regard brillait de larmes qui ne tombaient pas.
— Non. Tu es devenu plus que ta faille. Et moi… je suis née de ton absence.
Elle tendit la sphère vers la gardienne. Puis, sans un mot, elle posa sa paume sur le cœur de Kaël. Un flux lumineux s’échappa — pas un pouvoir, mais un souvenir : leur premier regard, leur premier silence partagé, leur première peur commune.
La gardienne s’effaça. Et la porte s’ouvrit. Un couloir de spirales dorées, taillées dans le souffle et le sel.
Mais Kaël ne suivit pas.
— Tu dois entrer seule, dit-il. Le pacte exige une mémoire intacte. Je suis trop brisé.
Alméa pleura — une larme brûlante, une faille liquéfiée.
— Alors promets-moi… que tu attendras. Même si tu m’oublies.
Kaël sourit — un sourire d’éclipse.
— Je ne t’oublierai pas. Je te reconnaîtrai… dans le souffle.
Et elle entra. Le monde s’effaça derrière elle.
Chapitre 12 : L’autre souffle
Le passage ne ressemblait à rien. Ni un lieu, ni un temps. Juste des spirales qui se formaient et se défaisaient autour d’elle, comme des pensées qui hésitent à se dire.
Alméa marchait sans pieds, pensait sans pensées, respirait sans souffle. Et pourtant, elle était là. Plus présente que jamais.
Elle vit des visages : des anciens de l’Ordre, des gardiens silencieux, des enfants qui ne naîtraient jamais. Elle vit sa mère, marchant dans la brume, tenant une plume blanche. Et son père — une ombre en feu — qui écrivait sur l’eau.
Puis Iserra apparut.
Pas une ville. Une intention. Un rêve figé dans la mémoire du monde. Des spirales gravées dans le sol. Des portes tournées vers l’intérieur. Elle entra.
Et Iserra la reconnut.
Elle s’y était toujours trouvée — avant son premier oubli. Avant la boîte, le miroir, l’éveil, Kaël, l’amour, le feu.
Elle posa la main sur la spirale centrale.
Une phrase s’inscrivit :
“Le souffle ne s’hérite pas. Il se révèle.”
Son corps s’illumina — pas de l’extérieur, mais du dedans. Chaque souvenir devint étoile. Chaque faille, une constellation.
La ville respirait avec elle.
Et au-dessus, dans le ciel retourné, un visage apparut : le sien. Mais jeune. Différent.
Un nouveau souffle.
Un nouveau cycle.
Alméa sourit.
Et la spirale s’ouvrit.
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