LES BISTOURIS DU DESESPOIR

 



partie 1

 "Scalpel et Cafetière – Chroniques d’un bloc en déroute"

Chapitre 1 : Le Grand Théâtre du Bloc B

Il était une fois, dans un hôpital perché sur une colline battue par les vents, un bloc opératoire qui ressemblait davantage à une scène de théâtre qu’à un lieu de soins. On l’appelait le Bloc B, mais les anciens l’avaient surnommé le Bazar, tant y régnaient le chaos, les rires nerveux et les tragédies en blouse blanche.

Autrefois, il y avait là une équipe soudée, unie par une mission sacrée : soulager la douleur, réparer les corps, et parfois même les âmes. On y croisait des infirmières chevronnées qui savaient poser une voie veineuse les yeux fermés, des chirurgiens qui opéraient avec la précision d’un horloger suisse, et des aides-soignantes capables de calmer une panique d’un simple regard.

Mais ça, c’était avant.

Aujourd’hui, le Bloc B est devenu un open space chirurgical, où les patients sont des "flux", les soignants des "ressources humaines", et les plannings des puzzles kafkaïens gérés par un logiciel nommé Planifex, dont l’intelligence artificielle semble avoir été conçue par un stagiaire insomniaque.

Les personnages :

  • Madame Bouchard, IBODE de la vieille école, surnommée La Commandante. Elle connaît le bloc comme sa poche, parle aux bistouris comme à des enfants, et garde dans son casier une boîte de chocolats pour les jours de garde infernaux. Elle a vu passer trois générations d’infirmières, deux réformes, et un directeur qui croyait que le bloc était "un centre de profit".

  • Dr. Glandier, chirurgien plastique, obsédé par les marges et les ratios. Il opère en parlant de ses placements boursiers et exige que l’on chronomètre ses interventions pour "optimiser le rendement opératoire".

  • Mélissa, jeune IDE fraîchement diplômée, qui confond le champ stérile avec une nappe de pique-nique et pense que "l’asepsie", c’est une marque de yaourt bio. Elle est là "pour l’expérience", mais rêve surtout de devenir influenceuse santé sur TikTok.

  • Kevin, cadre de santé intérimaire, ex-commercial dans les cuisines équipées, reconverti en gestionnaire de planning. Il parle en tableaux Excel, ne connaît pas les prénoms mais sait combien coûte chaque minute d’arrêt de salle.

  • Madame Pichon, AS de 62 ans, usée mais digne, qui murmure à l’oreille des patients endormis et qui dit toujours : "On n’est pas là pour faire du chiffre, on est là pour faire du bien."

Scène 1 : Le Briefing du Matin

7h28. Salle de pause. Cafetière en surchauffe. Madame Bouchard entre, blouse froissée, regard acéré.

Madame Bouchard (sèchement) : — Qui a mis du sucre dans la boîte à compresses ?

Mélissa (en mâchant un chewing-gum) : — C’était pour faire un TikTok sur les erreurs au bloc, c’est pour sensibiliser les jeunes.

Madame Bouchard : — Sensibiliser ? Tu veux que je te sensibilise avec une pince Kocher ?

Kevin (entrant avec une tablette) : — Bonjour l’équipe ! Alors, petite modif sur le planning : Bouchard, tu fais 9h30 aujourd’hui, demain, et jusqu’à la fin des temps. Mélissa, t’es en double salle avec Glandier, et Pichon, tu bouches le trou de l’AS qui s’est mise en arrêt pour burn-out. Allez, on optimise !

Madame Pichon (calmement) : — Optimise donc ton humanité, Kevin.

Scène 2 : En salle d’opération

Dr. Glandier entre, ganté, parfumé, et déjà sur son téléphone.

Dr. Glandier : — On commence par la lipo, ensuite le lifting, et après j’ai une réunion avec le directeur pour parler des nouveaux forfaits "chirurgie express". Faut qu’on booste la rentabilité du bloc, les gars.

Madame Bouchard (sarcastique) : — Et le patient, on le facture à la minute ou au kilo de graisse retiré ?

Mélissa (chuchotant à Pichon) : — C’est qui ce monsieur ? Il est connu sur Insta ?

Madame Pichon (soupirant) : — Non, ma petite. Il est juste connu pour avoir oublié une compresse dans un ventre en 2017.

Voix off (narratrice)

Ainsi va la vie au Bloc B, où les anciens parlent le langage du soin, les jeunes celui des réseaux, et les gestionnaires celui des chiffres. Où l’on tente de recoller les morceaux d’un monde qui a glissé, doucement, de la vocation à la facturation. Mais tant qu’il restera une Bouchard pour râler, une Pichon pour consoler, et un peu de café pour tenir debout… il y aura encore un peu d’humanité dans le vacarme des aspirateurs chirurgicaux.



Chapitre 2 : Le Syndrome du Planning Troué

Bloc B, 7h42. Le café est tiède, les esprits échauffés. Le planning vient d’être affiché. Il clignote. Littéralement.

Kevin, le cadre de santé intérimaire, entre avec sa tablette comme Moïse avec ses tables de la loi. Il a passé la nuit à "optimiser les ressources humaines", c’est-à-dire à boucher des trous comme on bouche des fuites dans une passoire.

Kevin (triomphant) : — Voilà ! Planning validé par l’algorithme. On a réussi à faire tenir 38 heures dans un contrat à 90 %. C’est de l’art, non ?

Madame Bouchard (les yeux plissés, la voix tranchante) : — De l’art ? Non. Du bricolage. Et encore, même un bricoleur aurait mis un niveau.

Mélissa (en scrollant sur son téléphone) : — Moi j’ai mis "IBODE" dans mon bio Insta. C’est stylé. Mais je comprends pas pourquoi on fait autant d’heures, c’est pas censé être un temps partiel ?

Madame Pichon (en posant son balai chirurgical) : — Parce qu’ici, ma petite, le mot "partiel" ne s’applique qu’au salaire. Le temps, lui, est extensible. Comme les nerfs.

Scène 1 : Le clash des générations

Dans la salle de préparation, les tensions montent. Trois générations se croisent sans se comprendre.

Madame Bouchard : — À mon époque, on formait les jeunes pendant des mois avant de les lâcher en salle. Aujourd’hui, on leur donne un badge, un mot de passe, et on espère qu’ils ne confondent pas le bistouri avec le stylo.

Mélissa : — Bah moi j’ai eu 3 semaines de stage, et j’ai regardé plein de tutos sur YouTube. Franchement, c’est pareil.

Madame Pichon (à voix basse) : — Le soin, c’est pas un tuto. C’est un regard, une main, une présence. Ça ne s’apprend pas en accéléré.

Dr. Glandier (entrant avec ses lunettes de soleil) : — Bon, on commence ? J’ai trois interventions, deux appels de la direction, et un déjeuner avec le représentant des prothèses. Faut qu’on parle rentabilité.

Madame Bouchard : — Rentabilité ? On opère des gens, pas des tableaux Excel.

Kevin (tapotant sur sa tablette) : — Justement, j’ai mis en place un indicateur de performance par salle. Si vous dépassez les 90 minutes, vous êtes en rouge.

Madame Pichon : — Et si le patient pleure, on le met en orange ?

Scène 2 : Le planning, ce monstre

Dans le couloir, le planning clignote. Il a été modifié 4 fois depuis 6h du matin. Les soignants tournent en rond comme des poules devant un sudoku.

Madame Bouchard : — Je fais 4 jours par semaine, comme avant. Mais maintenant je fais 38 heures au lieu de 32. Et je suis censée être à 90 %. C’est quoi la logique ?

Kevin : — C’est la logique Planifex. On bouche les trous. Vous êtes des modules adaptables.

Madame Bouchard : — Modules ? Je suis pas un Lego. Je suis une femme, une soignante, et j’ai une vie. Une vraie.

Mélissa : — Moi j’ai mis "flexible" sur mon CV. C’est ce qu’ils veulent, non ?

Madame Pichon : — Non, ce qu’ils veulent, c’est des gens qui ne tombent pas malades, qui ne râlent pas, et qui coûtent moins cher qu’un distributeur de gel hydroalcoolique.

Voix off (narratrice)

Ainsi se poursuit la comédie du Bloc B, où les plannings sont des labyrinthes, les vocations des souvenirs, et les soignants des pions qu’on déplace sans leur demander leur avis. Mais dans ce chaos, il reste des voix qui s’élèvent, des regards qui veillent, et des mains qui soignent malgré tout. Car même si le soin est devenu un produit, il y a encore des résistants. Des Bouchard, des Pichon, et même des Mélissa qui, un jour peut-être, comprendront que soigner, ce n’est pas performer. C’est rester humain dans un monde qui l’oublie.


 

Chapitre 3 : L’Audit du Chaos

8h02. Bloc B. Une odeur de désinfectant flotte dans l’air, mêlée à celle du stress. Une rumeur court dans les couloirs : “Ils arrivent.”

Madame Bouchard (enfilant sa blouse comme une armure) : — Qui ça, “ils” ?

Kevin (blême, tremblant devant sa tablette) : — L’audit. Les inspecteurs. Les gens du siège. Ils viennent vérifier la “qualité de la prise en charge” et “l’efficience des ressources”. En clair : combien on coûte, combien on rapporte.

Madame Pichon (sèchement) : — Et combien on fatigue. Mais ça, ils ne le mesurent pas.

Scène 1 : Le Grand Nettoyage

Le bloc se transforme en décor de sitcom. On planque les dossiers, on repeint les sourires, on distribue des badges “Engagé.e pour le soin”.

Mélissa (en selfie devant la salle d’op) : — Trop bien, j’ai mis “#auditday” sur Insta. J’ai même repassé ma blouse.

Madame Bouchard : — Tu repasses ta blouse mais pas tes connaissances. Tu sais au moins ce qu’est une hypovolémie ?

Mélissa : — C’est quand le patient est trop volumineux ?

Madame Pichon (à voix basse) : — Seigneur, donne-moi la force de ne pas hurler.

Scène 2 : L’Inspecteur et le Planning

L’inspecteur-chef entre. Costume gris, regard de drone, voix monocorde. Il s’appelle Monsieur Pivot, mais tout le monde l’appelle Monsieur Pivote, car il change d’avis toutes les 3 phrases.

Monsieur Pivot : — Bonjour. Nous venons évaluer la cohérence entre les plannings, les contrats, et la réalité du terrain.

Madame Bouchard : — Parfait. J’ai un contrat à 90 %, je fais 38 heures par semaine, et je dors 4 heures par nuit. Cohérent ?

Monsieur Pivot : — Hum… C’est une optimisation dynamique des ressources.

Madame Pichon : — Non, c’est une déshumanisation statique des soignants.

Kevin (tentant de sourire) : — Mais regardez, on a réduit les coûts de 12 % ce trimestre !

Monsieur Pivot : — Excellent. Et les arrêts maladie ?

Kevin : — En hausse de 40 %. Mais c’est sûrement lié à la météo.

Scène 3 : Le clash final

Le patient du jour, Monsieur Lemoine, entre en salle. Il est là pour une intervention bénigne, mais il a lu tous les rapports de la Cour des comptes sur les hôpitaux.

Monsieur Lemoine : — Je suis venu pour qu’on me soigne, pas pour qu’on me facture à la minute. Vous êtes des soignants ou des traders ?

Madame Bouchard (posant sa main sur son épaule) : — On est des survivants. Dans un système qui oublie pourquoi il existe.

Monsieur Pivot : — Très bien. Je note : “ambiance tendue mais résiliente”. Et je propose d’ajouter un module de “gestion émotionnelle” dans les formations.

Madame Pichon : — Et un module de “respect du vivant” dans les vôtres.

Voix off (narratrice)

L’audit est reparti, les badges ont été rangés, et les plannings ont été modifiés une fois de plus. Mais dans le Bloc B, la comédie continue. Entre les générations qui ne parlent plus la même langue, les plannings qui ignorent les corps, et les vocations qui s’effilochent… Il reste des voix. Des mains. Des regards. Et tant qu’il y aura une Bouchard pour râler, une Pichon pour consoler, et une Mélissa pour apprendre… Le soin ne sera pas tout à fait mort.


Chapitre 4 : Le Réformateur à la Cravate Fluorescente

Bloc B, 9h17. Une réunion exceptionnelle est annoncée. Le personnel est convoqué dans la salle de pause, rebaptisée “espace de co-construction des parcours de soin”.

Kevin (tout sourire, en distribuant des stylos logotés) : — Mesdames, Messieurs, aujourd’hui nous accueillons Monsieur Dugenou, expert en transformation hospitalière, diplômé en stratégie des flux et en optimisation des ressources humaines. Il vient nous présenter la réforme “Bloc 4.0”.

Madame Bouchard (à voix basse) : — Dugenou ? C’est une blague ? Il va nous parler du genou alors qu’il n’a jamais vu un scalpel ?

Madame Pichon : — Il va surtout nous parler de ce qu’il ne connaît pas. C’est la spécialité des technocrates.

Scène 1 : Le PowerPoint de l’Apocalypse

Monsieur Dugenou entre. Costume trop grand, cravate fluo, lunettes anti-lumière bleue. Il installe son ordinateur, qui met 12 minutes à se connecter au vidéoprojecteur.

Monsieur Dugenou : — Bonjour à tous. Je suis ravi d’être ici pour vous présenter notre vision innovante du soin. Le patient devient un “acteur de son parcours”, et vous, des “facilitateurs de flux”. Le bloc devient un “hub de performance chirurgicale”.

Madame Bouchard : — Et nous, on devient quoi ? Des bornes automatiques ?

Monsieur Dugenou : — Non, non. Des “agents de fluidité”. C’est très valorisant.

Mélissa (enthousiaste) : — Trop stylé ! On dirait un escape game.

Madame Pichon : — Non, ma petite. C’est un naufrage déguisé en jeu de société.

Scène 2 : Les idées folles

Le PowerPoint défile. Graphiques incompréhensibles, mots inventés, schémas en spirale.

Monsieur Dugenou : — Nous allons supprimer les plannings fixes. Chaque soignant sera “mobilisable à la demande”, selon un algorithme prédictif basé sur la météo, les flux de patients, et les cycles lunaires.

Madame Bouchard : — Et selon notre capacité à ne pas mourir d’épuisement, ça compte ?

Monsieur Dugenou : — L’épuisement est un indicateur de tension productive. Il sera compensé par des “capsules de bien-être digital”.

Madame Pichon : — Des capsules ? On va nous donner des pilules pour supporter vos absurdités ?

Kevin : — Non, c’est une appli avec des sons de baleines et des citations de Paulo Coelho.

Scène 3 : Le clash final

Le personnel commence à s’agiter. Les anciens fulminent, les jeunes sont perdus, et même les bistouris semblent trembler.

Monsieur Dugenou : — Je vous propose aussi de remplacer les transmissions orales par des “bulletins de fluidité émotionnelle”, à remplir sur tablette.

Madame Bouchard : — Et quand le patient fait une hémorragie, on coche quelle case ? “Rouge intense” ou “flux non coopératif” ?

Monsieur Dugenou : — Il faut penser en termes de trajectoire. Pas d’urgence. L’urgence est une construction mentale.

Madame Pichon : — Non, l’urgence c’est quand quelqu’un meurt pendant que vous cherchez le Wi-Fi.

Voix off (narratrice)

Ainsi s’achève la grande réunion du Réformateur. Il est reparti avec ses graphiques, ses capsules de bien-être, et sa cravate fluo. Le bloc, lui, est resté debout. Fatigué, fracturé, mais vivant. Car malgré les algorithmes, les flux, et les PowerPoint… Il reste des Bouchard qui pensent, des Pichon qui veillent, et même des Mélissa qui commencent à comprendre. Et tant qu’il y aura des mains pour soigner, des voix pour râler, et des cœurs pour résister… Le soin ne sera jamais totalement automatisé.


 

Chapitre 5 : Le Ballet des Égos

Bloc B, 10h03. Trois chirurgiens entrent en salle de pause, chacun avec son café, son jargon, et son univers parallèle.

  • Dr. Glandier, déjà connu, chirurgien plastique obsédé par les ratios.

  • Dr. Vautrin, viscéral, toujours pressé, parle en abréviations et ne regarde jamais les gens dans les yeux.

  • Dr. Chabrol, orthopédiste, ancien, ronchon, persuadé que tout le monde est incompétent sauf lui.

Madame Bouchard (à Pichon, en chuchotant) : — Voilà le trio infernal. Le narcissique, le pressé, et le misanthrope.

Madame Pichon : — Et aucun ne sait où sont rangés les champs stériles.

Scène 1 : La réunion improvisée

Les trois chirurgiens s’installent autour de la table, sans saluer personne. Ils parlent entre eux comme s’ils étaient seuls au monde.

Dr. Vautrin : — Faut qu’on revoie les protocoles. Les IDE mettent trop de temps à préparer les patients.

Dr. Chabrol : — Elles ne savent plus faire une toilette chirurgicale correcte. À mon époque, on formait les gens. Maintenant, on les imprime.

Dr. Glandier : — Ce n’est pas une question de formation, c’est une question de rendement. Si on veut tenir les objectifs du trimestre, faut réduire les temps morts.

Madame Bouchard (intervenant) : — Temps morts ? Vous parlez de l’accueil du patient, de la vérification des constantes, de la mise en confiance ? Ce n’est pas du temps mort, c’est du soin.

Dr. Vautrin (sans la regarder) : — Oui, bon, chacun son rôle. Vous, vous appliquez. Nous, on pense.

Madame Pichon : — Et quand on pense à vous dire que vous avez oublié de prescrire les antibiotiques, vous nous dites qu’on vous “manque de respect”.

Scène 2 : L’hypocrisie en stérile

En salle d’opération, les tensions montent. Les chirurgiens donnent des ordres, les IDE exécutent, mais toute remarque est vécue comme une attaque.

Mélissa (timidement) : — Docteur, le patient a une allergie notée à la pénicilline. Vous avez prescrit de l’amoxicilline…

Dr. Chabrol (froidement) : — Je sais ce que je fais. Ne m’apprenez pas mon métier.

Madame Bouchard : — Et nous, on doit apprendre le nôtre tous les jours, avec vos remarques sur la façon de poser un champ ou de tenir une pince.

Dr. Glandier : — C’est pour la qualité. Faut être exigeant.

Madame Pichon : — L’exigence, c’est bien. L’humiliation, c’est autre chose.

Scène 3 : Le non-dit généralisé

Dans le couloir, les soignants se croisent sans se parler. Les chirurgiens s’évitent. Les réunions sont des monologues. Le malaise est palpable.

Kevin (en passant) : — On organise un “atelier de communication bienveillante” la semaine prochaine. Obligatoire.

Madame Bouchard : — Parfait. On pourra y apprendre à dire “bonjour” sans sarcasme.

Dr. Vautrin (à Chabrol) : — Tu sais que Glandier veut récupérer ta salle du jeudi ?

Dr. Chabrol : — Qu’il essaye. Je lui ferai une luxation verbale.

Madame Pichon : — Et pendant ce temps, les patients attendent, les IDE s’épuisent, et le soin devient un champ de bataille silencieux.

Voix off (narratrice)

Le Bloc B est devenu un théâtre d’ombres. Les chirurgiens s’évitent, les soignants se taisent, et les patients traversent ce monde sans qu’on les regarde vraiment. L’hypocrisie est partout : dans les réunions où personne n’écoute, dans les compliments qui masquent les reproches, dans les sourires qui cachent l’épuisement. Mais il reste des voix. Des mains. Des regards. Et tant qu’il y aura une Bouchard pour parler vrai, une Pichon pour dire l’essentiel, et même une Mélissa pour oser poser une question… Le soin ne sera pas tout à fait perdu.


 

Chapitre 6 : Le Comité de Coordination du Rien

Bloc B, 11h11. Une réunion “stratégique” est convoquée. Le thème : “Fluidifier les relations interprofessionnelles dans un contexte de tension organisationnelle”. Traduction : faire semblant de se parler sans rien résoudre.

Kevin (en distribuant des post-it en forme de cœur) : — Bienvenue à notre atelier de co-écoute. Chacun va pouvoir exprimer ses ressentis sans jugement. On appelle ça le “cercle de parole bienveillante”.

Madame Bouchard (regard noir) : — Moi j’appelle ça une perte de temps avec des gommettes.

Dr. Glandier (installé sur un ballon de yoga) : — Je propose qu’on commence par un tour de gratitude. Moi, je suis reconnaissant à ma Rolex pour m’avoir rappelé que j’ai une réunion à 13h.

Dr. Vautrin : — Moi, je suis reconnaissant à mon scooter pour m’avoir permis d’éviter les IDE qui voulaient me parler.

Madame Pichon : — Moi, je suis reconnaissante à ma blouse tachée pour me rappeler que je travaille vraiment.

Scène 1 : Le jeu des rôles inversés

Kevin propose un exercice : “Chacun incarne le métier de l’autre pour mieux comprendre ses contraintes.”

Mélissa (imitant un chirurgien) : — Bonjour, je suis le Dr Glandier. Je suis très occupé, je ne dis jamais bonjour, je fais des incisions en pensant à mes placements financiers, et je considère les IDE comme des porte-instruments avec des émotions gênantes.

Dr. Glandier (offensé) : — C’est caricatural. Je dis bonjour. Parfois. À mon chien.

Madame Bouchard (imitant une jeune IDE) : — Coucou, je suis Mélissa, j’ai eu 3 semaines de stage, je sais pas ce qu’est une tension artérielle mais j’ai 12 000 abonnés sur TikTok et je fais des tutos “pose de pansement en ASMR”.

Mélissa : — C’est pas vrai ! J’ai aussi un compte “Yoga et soins” !

Scène 2 : Le mur de l’écoute

Kevin installe un “mur de l’écoute” : un tableau où chacun doit écrire une phrase qu’il n’ose pas dire à ses collègues.

Dr. Chabrol écrit : — “Je ne fais plus confiance aux IDE depuis qu’on m’a servi un café tiède.”

Madame Bouchard écrit : — “Je ne fais plus confiance aux chirurgiens depuis qu’ils ont confondu le foie et la rate.”

Mélissa écrit : — “Je ne fais plus confiance à moi-même depuis que j’ai mis un champ stérile sur un pied.”

Madame Pichon écrit : — “Je ne fais plus confiance au système depuis qu’on m’a demandé de sourire pendant une toilette post-mortem.”

Scène 3 : Le débriefing absurde

La réunion se termine par un “temps de synthèse émotionnelle”. Kevin lit les post-it avec la voix d’un poète sous Lexomil.

Kevin : — “Je suis une IDE en quête de reconnaissance.” — “Je suis un chirurgien en quête de silence.” — “Je suis une AS en quête de pause pipi.” — “Je suis un cadre en quête de sens, mais j’ai trouvé un tableau Excel.”

Madame Bouchard : — Et moi, je suis en quête de sommeil, de respect, et d’un planning qui ne ressemble pas à un sudoku sous acide.

Voix off (narratrice)

Le comité de coordination s’est dissous dans le café tiède et les post-it froissés. Chacun est reparti dans sa salle, son couloir, son monde. Les chirurgiens n’ont rien entendu, les IDE n’ont rien osé dire, et les cadres ont tout noté dans des tableaux qu’ils ne reliront jamais. Mais dans le Bloc B, on continue à rire. À pleurer. À soigner. Car même dans l’absurde, il reste des éclats de vérité. Et tant qu’il y aura des Bouchard pour gronder, des Pichon pour murmurer, et des Mélissa pour apprendre… Le soin survivra. En boitant. Mais debout.


 

Chapitre 7 : Garde de l’Absurde et Visite du Grand Chef

Bloc B, 6h59. Le soleil se lève sur une garde qui s’annonce… épique. Le café est brûlé, les plannings ont été modifiés trois fois dans la nuit, et Kevin a oublié de prévenir qu’il y aurait une visite du directeur à 10h.

Madame Bouchard (en consultant le planning) : — Je suis censée être en salle 2, mais aussi en salle 4, et en formation sur les “nouvelles pratiques de l’écoute active”. Je fais comment ? Je me dédouble ?

Kevin (en panique) : — C’est une erreur du logiciel. Il a fusionné les plannings de jour, de nuit, et de la maternité. Mais c’est bon, j’ai imprimé des badges avec vos prénoms en majuscules. Ça devrait compenser.

Scène 1 : Les patients du jour

Premier patient : Monsieur Pommier, venu pour une appendicectomie. Il insiste pour qu’on lui retire aussi “les mauvaises ondes de son foie”.

Mélissa : — Il veut qu’on lui fasse une purification énergétique. Je peux lui mettre une bougie ?

Madame Bouchard : — Mets-lui une perfusion. Et une camisole mentale.

Deuxième patient : Madame Tricot, 92 ans, qui refuse l’anesthésie car elle veut “vivre l’expérience pleinement”.

Dr. Chabrol : — Elle est lucide ?

Madame Pichon : — Elle est plus lucide que vous quand vous oubliez de prescrire les antalgiques.

Scène 2 : La visite du Directeur

10h pile. Le directeur arrive. Costume trois pièces, sourire figé, accompagné d’un photographe et d’un consultant en “image de marque hospitalière”.

Le Directeur : — Bonjour à tous ! Je viens voir comment se passe la “transformation du soin en expérience client”.

Madame Bouchard : — Le soin n’est pas une expérience. C’est une nécessité. Et le client, ici, il saigne.

Le Consultant : — On pourrait mettre des plantes vertes dans les salles d’op. Ça apaise les flux.

Dr. Glandier : — Et des enceintes connectées pour diffuser du jazz pendant les interventions. C’est bon pour les statistiques de satisfaction.

Madame Pichon : — Et une boîte à vomi connectée, tant qu’on y est ?

Scène 3 : Le chaos final

Une alarme retentit. Le patient de la salle 3 a été envoyé en salle 5 par erreur. Le chirurgien de la salle 5 pensait qu’il venait pour une prothèse de hanche. Il est là pour une cataracte.

Dr. Vautrin : — C’est pas grave, on va lui faire les deux. Tant qu’il est là.

Madame Bouchard : — Vous voulez lui greffer une hanche dans l’œil ?

Kevin : — C’est une erreur de flux. Le logiciel a confondu “œil droit” et “droits du patient”.

Madame Pichon : — Et moi, je confonds “organisation” et “délire collectif”.

Voix off (narratrice)

La garde s’est poursuivie dans un ballet de contradictions. Les patients ont été soignés, parfois malgré les soignants. Le directeur est reparti avec des photos floues et des idées floues. Et le Bloc B a survécu. Car même dans le chaos, il reste des Bouchard qui veillent, des Pichon qui résistent, et des Mélissa qui commencent à comprendre que le soin, ce n’est pas un slogan. C’est un combat. Et tant qu’il y aura des mains pour le mener, le soin ne sera jamais une simple ligne budgétaire.



 

Chapitre 8 : Nuit Blanche au Bloc Noir

Bloc B, 19h58. La nuit tombe. Le planning est illisible, les transmissions sont pleines de fautes, et la cafetière a rendu l’âme. Une garde commence. Une vraie. Une de celles où l’on se dit : “On ne peut pas faire pire.” Et pourtant.

Madame Bouchard (en enfilant sa blouse comme une armure) : — J’ai déjà fait 38 heures cette semaine. Ce soir, je fais du bénévolat émotionnel.

Mélissa (en posant un bandeau licorne sur sa tête) : — Moi j’ai pris des gummies anti-stress. C’est naturel. Et ça brille dans le noir.

Madame Pichon : — Moi j’ai pris une grande respiration. Et j’ai regretté immédiatement.

Scène 1 : Le patient mystère

Un patient arrive sans dossier, sans identité claire, et sans pantalon. Il dit s’appeler “Monsieur X” et vouloir “qu’on lui retire les mauvaises pensées”.

Dr. Vautrin : — On l’opère de quoi ?

Madame Bouchard : — De la société. Mais c’est inopérable.

Kevin (en consultant son appli) : — Il n’est pas dans le logiciel. Donc il n’existe pas. Donc on ne le soigne pas.

Madame Pichon : — Et moi, je ne suis pas dans le logiciel non plus. Pourtant je suis là. Et je soigne.

Scène 2 : Le fond du fond

Une IDE de nuit découvre qu’elle est seule pour trois salles, deux urgences, et un patient qui parle en latin.

Mélissa : — Il m’a dit “memento mori” en me regardant fixement. Je crois qu’il veut me maudire.

Madame Bouchard : — Non, il te rappelle que tu vas mourir. C’est la seule chose honnête qu’on entend ici.

Le bloc est en sous-effectif, surchauffé, et sous tension. Une alarme retentit. C’est le frigo des poches de sang qui a décidé de faire une crise existentielle.

Kevin : — C’est une panne émotionnelle. Le frigo ne se sent plus utile.

Madame Pichon : — Comme nous tous.

Scène 3 : Le pire du pire

À 3h du matin, un chirurgien demande une intervention “pour le sport”, sur un patient qui n’a rien. Il veut “s’entraîner à une nouvelle technique vue sur YouTube”.

Dr. Glandier : — C’est une laparoscopie inversée. Très tendance. On commence par l’intérieur et on finit par l’extérieur.

Madame Bouchard : — Et si on commençait par réfléchir ?

Dr. Glandier : — Trop tard. J’ai déjà posté l’annonce sur LinkedIn.

Scène 4 : Le réveil impossible

À 6h du matin, les soignants sont des zombies. Le patient latin chante des psaumes. Le frigo pleure. Le logiciel a fusionné les plannings de nuit avec ceux du service de pédiatrie.

Kevin : — Bouchard, tu es en salle 2, salle 4, et en animation clown à la crèche.

Madame Bouchard : — Je vais me déguiser en burn-out. Ça fera rire les enfants.

Madame Pichon : — Et moi, je vais me déguiser en silence. Parce que plus personne n’écoute.

Voix off (narratrice)

On pensait avoir touché le fond. Mais le fond a creusé. Et dans ce gouffre, on continue à soigner, à rire, à pleurer, à tenir. Car même quand tout s’effondre, il reste des Bouchard qui râlent, des Pichon qui murmurent, et des Mélissa qui brillent dans le noir. Et tant qu’il y aura des mains pour panser l’absurde, le soin ne sera pas tout à fait mort. Juste… en coma profond.


 

Chapitre 9 : La Formation de l’Oubli

Salle polyvalente, 8h30. Une dizaine d’IDE, AS et IBODE sont assises en cercle sur des chaises en plastique. Au mur, une affiche : “Formation : Communication bienveillante et soins centrés patient”.

Formatrice (voix douce, pull en lin, regard de coach de vie) : — Bonjour à toutes. Aujourd’hui, nous allons apprendre à vous recentrer sur vos valeurs profondes. Le soin, c’est l’écoute, la reconnaissance, la co-construction. Vous êtes des piliers du système. Des héroïnes du quotidien.

Madame Bouchard (à voix basse) : — Ça commence fort. Dans 10 minutes, elle nous fait faire un mandala avec des compresses.

Mélissa (enthousiaste) : — J’adore ! On va faire des jeux de rôle ?

Madame Pichon : — Non, on va faire semblant d’y croire. C’est le rôle principal.

Scène 1 : L’illusion pédagogique

La formatrice distribue des fiches colorées avec des phrases comme “Je suis légitime”, “Je mérite d’être entendue”, “Je suis actrice de ma pratique”.

Formatrice : — Vous avez le droit de dire non. Vous avez le droit de proposer. Vous avez le droit d’être respectées.

Madame Bouchard : — Et si je dis non à un chirurgien qui me hurle dessus parce que j’ai osé lui rappeler de prescrire un antibiotique ?

Formatrice : — Dans ce cas, respirez profondément et visualisez une rivière.

Madame Pichon : — Moi je visualise plutôt un fleuve de burn-out.

Scène 2 : Retour au bloc – Réalité 1, Formation 0

Le lendemain, retour au Bloc B. Kevin les accueille avec un sourire crispé et une pile de plannings modifiés.

Kevin : — Ah, vous voilà ! J’espère que la formation vous a plu. Mais bon, ici, on fait comme d’habitude. Pas de vagues. Pas d’initiatives. Et surtout, pas de “communication bienveillante” avec les chirurgiens. Ça les perturbe.

Madame Bouchard : — Donc on oublie tout ?

Kevin : — Oui. Sinon ça va mettre la pagaille. Et la direction ne veut pas de remous. Changer, c’est dépenser.

Mélissa : — Mais on nous a dit qu’on pouvait proposer des améliorations…

Kevin : — Proposer, oui. Appliquer, non. Faut pas bousculer les toqués.

Scène 3 : Le retour du réel

En salle, Dr. Chabrol hurle parce que le champ n’est pas plié “comme en 1983”. Dr. Glandier exige qu’on lui tienne la pince “avec plus de gratitude énergétique”.

Madame Bouchard (calmement) : — Docteur, je vous propose une autre organisation, plus fluide, plus respectueuse du rythme de l’équipe.

Dr. Chabrol : — Vous me menacez ?

Madame Pichon : — Non. Elle applique ce qu’on lui a appris hier. Mais c’est déjà périmé.

Dr. Glandier : — On ne change rien. Le bloc, c’est comme une Rolex : ça ne se dérègle pas. Même si elle est cassée.

Voix off (narratrice)

La formation avait promis l’écoute, la reconnaissance, le changement. Le retour au bloc a offert le silence, le mépris, et l’immobilisme. Car dans ce monde, changer coûte. Et ce qui coûte, on l’évite. Alors on continue. Comme avant. En pire. Mais il reste des Bouchard qui n’oublient pas, des Pichon qui observent, et des Mélissa qui commencent à douter. Et tant qu’il y aura des soignantes qui rêvent d’un soin plus juste, même dans le ridicule… Il y aura une chance, minuscule, que le système se réveille. Ou qu’il s’écroule en riant.


 

Chapitre 10 : Le Syndrome du Spécialiste Aveugle

Bloc B, 14h07. Une urgence est annoncée. Un patient arrive avec un tableau complexe : douleurs abdominales, troubles neurologiques, et une suspicion de fracture du poignet. Le genre de cas qui demande… une équipe soudée. Ou pas.

Kevin (en panique) : — On a besoin d’un chirurgien viscéral, d’un orthopédiste, et d’un neuro. Mais on n’a que Glandier, Chabrol et Vautrin. Bonne chance.

Madame Bouchard : — Donc un plasticien, un orthopédiste qui ne jure que par les hanches, et un viscéral qui ne touche pas au-dessus du diaphragme.

Madame Pichon : — C’est pas une équipe, c’est un puzzle incomplet.

Scène 1 : Le conseil des spécialistes

Les trois chirurgiens se réunissent autour du patient. Chacun regarde une partie différente du corps. Aucun ne regarde le patient dans son ensemble.

Dr. Glandier (scrutant le visage) : — Moi je peux lui refaire le menton. Il a un léger affaissement mandibulaire. C’est peut-être ça qui le fait souffrir.

Dr. Chabrol (tapotant le poignet) : — Il a une fracture du scaphoïde. Je peux lui poser une plaque titane. Mais je ne touche pas au reste. Trop risqué.

Dr. Vautrin (regardant l’abdomen) : — Il a mal au ventre ? C’est pas mon secteur. Je suis en charge du côlon, pas de l’estomac. Faut appeler un gastro.

Madame Bouchard : — Et si on appelait un médecin ?

Les trois chirurgiens (en chœur) : — Un quoi ?

Scène 2 : L’aveuglement organisé

Le patient commence à convulser. Les chirurgiens se regardent, figés.

Dr. Glandier : — C’est neurologique. Je ne suis pas habilité.

Dr. Chabrol : — Moi non plus. Je ne traite que les os. Et encore, que les pairs.

Dr. Vautrin : — Il faudrait un neurochirurgien. Ou un urgentiste. Ou un exorciste.

Madame Pichon : — Ou juste quelqu’un qui sait lire un ECG.

Mélissa (timidement) : — J’ai vu une vidéo sur les convulsions. Je peux essayer ?

Dr. Glandier : — Non. Tu risques de perturber le protocole de non-intervention croisée.

Scène 3 : Le retour au couloir

Finalement, un médecin généraliste de garde est appelé. Il arrive, prend le pouls, pose quelques questions, et oriente le patient vers un service adapté. Les chirurgiens le regardent comme un druide.

Dr. Chabrol (abasourdi) : — Il a fait un diagnostic… sans IRM ?

Dr. Vautrin : — Il a touché le patient… avec ses mains ?

Dr. Glandier : — Il a parlé… au patient ?

Madame Bouchard : — Oui. C’est ce qu’on appelle… la médecine.

Voix off (narratrice)

Dans le Bloc B, chacun est devenu expert d’un organe, d’un geste, d’un protocole. Mais plus personne ne voit l’humain entier. L’ultra-spécialisation a créé des génies du détail… et des aveugles du global. On peut réparer un tendon, mais pas comprendre une douleur. On peut poser une prothèse, mais pas entendre une plainte. Et tant qu’il y aura des Bouchard pour s’indigner, des Pichon pour relier les morceaux, et des Mélissa pour poser des questions naïves mais justes… Il restera une chance de recoller les corps. Et peut-être, un jour, les consciences.


 

Chapitre 11 : La Réunion des Égos Incompatibles

Bloc B, 12h12. Une réunion de coordination est convoquée. Objectif officiel : “fluidifier les parcours de soin”. Objectif réel : permettre à chacun de parler de soi sans interruption.

Kevin (en installant le vidéoprojecteur) : — Bonjour à tous. Aujourd’hui, on va travailler sur la transversalité, la synergie, et la co-responsabilité. En clair : vous allez faire semblant de vous écouter.

Madame Bouchard (à voix basse) : — Je sens qu’on va finir avec des post-it sur le front et des phrases creuses dans les oreilles.

Madame Pichon : — Et des migraines dans l’âme.

Scène 1 : Le bal des jargons

Dr. Glandier ouvre la réunion avec un exposé sur “l’optimisation esthétique du geste chirurgical dans une logique de branding personnel”.

Dr. Glandier : — Il faut que chaque intervention soit une signature. Une œuvre. Une marque. Le soin, c’est du design.

Dr. Vautrin : — Moi je parle en protocoles. En abréviations. En flux. Le patient est un vecteur. Pas un sujet.

Dr. Chabrol : — Moi je fais des os. Pas des émotions. Si le patient pleure, je lui prescris du béton.

Madame Bouchard : — Et moi je fais des soins. Pas des slogans. Pas des logos. Pas des logorrhées.

Scène 2 : L’incompréhension totale

Kevin propose un jeu : “Chacun doit reformuler ce que l’autre vient de dire.” Silence. Malaise. Tentatives.

Mélissa (tentant de reformuler Glandier) : — Donc… le patient est une vitrine ?

Dr. Glandier : — Non. Une opportunité de rayonnement chirurgical.

Madame Pichon (tentant de reformuler Vautrin) : — Le patient est un tuyau ?

Dr. Vautrin : — Non. Un flux. Un flux ! Un flux !

Madame Bouchard (tentant de reformuler Chabrol) : — Le patient est un sac d’os qui doit se taire ?

Dr. Chabrol : — Exactement.

Scène 3 : Le patient qui parle trop

Un patient invité à témoigner prend la parole. Il s’appelle Monsieur Lemoine. Il a été opéré trois fois, oublié deux fois, et facturé quatre.

Monsieur Lemoine : — Je voulais juste dire que je suis une personne. Pas un flux. Pas une vitrine. Pas un os. Une personne. Avec des douleurs. Des peurs. Des questions.

Dr. Glandier : — Il est trop émotionnel. Ça brouille les indicateurs.

Dr. Vautrin : — Il parle trop lentement. Ça ralentit le flux.

Dr. Chabrol : — Il n’a pas de fracture. Il n’a rien à dire.

Kevin : — Merci pour votre témoignage, Monsieur Lemoine. On va le transformer en “retour d’expérience client”.

Voix off (narratrice)

La réunion s’est terminée dans un brouhaha de mots creux, de regards fuyants, et de phrases qui ne se croisent jamais. Chacun est reparti dans son couloir, son jargon, son ego. Le patient est resté là, seul, avec sa vérité simple. Mais dans le Bloc B, on continue à parler sans écouter, à prescrire sans comprendre, à soigner sans voir. Et tant qu’il y aura des Bouchard pour traduire, des Pichon pour relier, et des Mélissa pour s’interroger… Il restera une chance, infime, que le soin redevienne un langage commun. Mais pour l’instant, c’est du théâtre. Et les acteurs ne savent plus ce qu’ils jouent.


 

Chapitre 12 : Le Syndrome du Caliméro

Bloc B, 7h44. Le ciel est gris, les plannings sont rouges, et les visages tirent vers le noir. Une nouvelle épidémie s’est abattue sur l’équipe : le syndrome du Caliméro. Tout le monde se plaint. Tout le monde se sent victime. Et personne ne se remet en question.

Scène 1 : La complainte du chirurgien incompris

Dr. Glandier (en salle de pause, devant un miroir) : — Personne ne comprend la pression que je subis. On me demande d’opérer vite, bien, rentable, et en souriant. Je suis un artiste, pas un ouvrier.

Madame Bouchard : — Vous êtes surtout un artiste du drame. Vous avez opéré un grain de beauté hier, et vous avez demandé une standing ovation.

Dr. Glandier : — C’est injuste. On ne me respecte pas. On me coupe la lumière en salle pour économiser. Je suis obligé d’opérer à la frontale.

Scène 2 : Le cadre martyr

Kevin (en réunion) : — Moi aussi je souffre. Vous croyez que c’est facile de faire des plannings avec zéro personnel, trois arrêts maladie, et un logiciel qui confond les jours fériés avec les jours de pleine lune ?

Madame Pichon : — Vous avez mis une IDE de nuit en salle de réveil et un AS en stérilisation. Vous avez inversé les prénoms et les jours. Et vous avez mis un patient en pause déjeuner.

Kevin : — C’est pas ma faute. C’est le système. Et puis personne ne me dit merci.

Scène 3 : La jeune IDE en détresse existentielle

Mélissa (en larmes dans le vestiaire) : — J’ai voulu bien faire. J’ai mis un pansement en forme de cœur. Et on m’a dit que c’était “non conforme”. Je voulais juste mettre un peu de douceur.

Madame Bouchard (soupirant) : — C’est pas la douceur qu’on vous reproche. C’est d’avoir collé le pansement sur le dos du patient… alors qu’il avait une entorse à la cheville.

Mélissa : — C’est trop injuste. On ne m’a jamais appris ça à l’IFSI. On m’a juste dit de “faire preuve d’empathie”.

Scène 4 : Le patient qui console tout le monde

Dans la salle d’attente, Monsieur Lemoine, toujours là, distribue des mouchoirs et des bonbons.

Monsieur Lemoine : — Allez, courage. Vous êtes formidables. Même si vous m’avez opéré du mauvais côté, je vous aime bien.

Dr. Chabrol : — C’est pas moi, c’est le brancardier.

Le brancardier : — C’est pas moi, c’est le fléchage.

Le fléchage (par la voix de Kevin) : — C’est pas moi, c’est le budget signalétique.

Madame Pichon : — Et le budget humanité, il est passé où ?

Voix off (narratrice)

Le Bloc B est devenu un théâtre de plaintes. Chacun se vit comme une victime. Chacun pense souffrir plus que l’autre. Le chirurgien incompris. Le cadre martyr. L’IDE fragile. Le système injuste. Mais personne n’écoute. Personne ne s’excuse. Personne ne change. Et pendant que tout le monde crie “C’est trop injuste !”, les patients attendent. Et tant qu’il y aura des Bouchard pour secouer, des Pichon pour relativiser, et des Mélissa pour apprendre… Peut-être qu’un jour, on cessera de jouer à Caliméro. Et qu’on recommencera à soigner.


 

Chapitre 13 : L’Accréditation de la Fiction

Bloc B, 9h00. C’est le grand jour. Les instances arrivent. L’accréditation est en marche. Le mot d’ordre : “Tout doit être parfait.” Traduction : “Tout doit être faux.”

Kevin (en distribuant des badges et des sourires) : — Aujourd’hui, on ne soigne pas. On performe. On est un hôpital, mais on joue à Disneyland. Souriez. Rangez les plaintes. Cachez les patients trop bavards.

Madame Bouchard : — Et les vrais plannings ?

Kevin : — Brûlés. On a imprimé des plannings fictifs avec des pauses, des effectifs complets, et même des temps de transmission. C’est du rêve en Excel.

Scène 1 : Le décor de la perfection

Les salles sont repeintes à la hâte. Les blouses sont repassées. Les poubelles sont vides. Les patients sont choisis : jeunes, polis, et sous calmants.

Madame Pichon : — On a mis des orchidées en salle de réveil. Et des musiques douces. Hier, c’était des cris et des vomissements.

Mélissa : — J’ai reçu un script. Je dois dire “Je me sens valorisée dans mon rôle de soignante.” Même si hier, j’ai pleuré dans le local à linge.

Madame Bouchard : — Et moi, je dois faire semblant d’avoir eu une formation continue sur “la gestion des émotions en milieu chirurgical”. Alors que ma dernière formation, c’était “Comment ne pas s’endormir debout”.

Scène 2 : L’arrivée des instances

Les inspecteurs entrent. Costumes sobres, regards perçants, tablettes en main. Ils posent des questions. On leur sert des réponses calibrées.

Inspecteur 1 : — Comment gérez-vous les tensions interprofessionnelles ?

Kevin : — Grâce à des cercles de parole hebdomadaires et un mur de gratitude.

Inspecteur 2 : — Et les plannings ? Sont-ils respectés ?

Madame Bouchard (en souriant comme une hôtesse de l’air) : — Bien sûr. Nous avons des temps de pause, des temps de transmission, et des temps de respiration. Tout est fluide.

Inspecteur 3 : — Avez-vous des retours patients ?

Mélissa : — Oui. On a même un patient qui a écrit “Je me suis senti comme dans un spa chirurgical.”

Monsieur Lemoine (le patient réel, surgissant du couloir) : — Moi j’ai attendu 6 heures sur un brancard, on m’a opéré du mauvais côté, et on m’a facturé un repas que je n’ai pas mangé.

Kevin : — Il n’est pas sur la liste. Évacuez-le discrètement.

Scène 3 : Le grand final

Les inspecteurs repartent, ravis. Ils ont vu des sourires, des tableaux, des protocoles. Ils n’ont vu ni fatigue, ni chaos, ni vérité.

Inspecteur 1 : — Bloc B : conforme. Exemplaire. Inspirant.

Madame Pichon : — Inspirant comme une vitrine Ikea. Vide derrière les portes.

Madame Bouchard : — Et maintenant ? On revient à la vraie vie ?

Kevin : — Non. On attend la prochaine visite. Et on recommence. Le soin, c’est du théâtre. Et vous êtes les figurants.

Voix off (narratrice)

L’accréditation est passée. Le décor est tombé. Les soignants ont rangé leurs sourires, leurs scripts, et leurs illusions. Car dans le Bloc B, la perfection n’est qu’un costume. Et la réalité, un chaos qu’on maquille pour ne pas le voir. Mais tant qu’il y aura des Bouchard pour dénoncer, des Pichon pour murmurer, et des Mélissa pour douter… Il restera une vérité, fragile, cachée, mais vivante. Le soin. Le vrai. Celui qu’on ne montre pas. Mais qu’on ressent.


 

Chapitre 14 : Le Chirurgien, le Scalpel et la Vie Privée

Bloc B, 8h17. Salle de pause. Madame Bouchard boit son café en silence. Elle n’a dormi que quatre heures, elle a déjà deux salles à gérer, et elle espérait cinq minutes de paix. C’était sans compter sur Dr. Glandier.

Dr. Glandier (entrant comme un courant d’air parfumé) : — Bonjour Bouchard ! Dites-moi… vous vivez seule ? Vous avez des enfants ? Un chien ? Un chat ? Une passion secrète pour le macramé ?

Madame Bouchard (sans lever les yeux) : — Bonjour. Et non. Et oui. Et peut-être. Et ça ne vous regarde pas.

Dr. Glandier : — Oh mais si ! Moi j’aime connaître mon équipe. C’est important pour la cohésion. Et puis, j’ai lu dans un article que les infirmières célibataires sont plus disponibles émotionnellement.

Madame Pichon (depuis l’évier) : — Et moi j’ai lu que les chirurgiens narcissiques sont plus dangereux que les bistouris mal affûtés.

Scène 1 : L’interrogatoire déguisé

Dr. Glandier s’installe à côté de Bouchard, carnet en main. Il se prend pour un sociologue du soin.

Dr. Glandier : — Vous êtes du matin ou du soir ? Vous aimez les longues balades ou les séries scandinaves ? Vous avez déjà pensé à changer de métier ? Vous avez des regrets ? Des rêves ? Des tatouages ?

Madame Bouchard : — J’ai un rêve : que vous vous taisiez. Et un tatouage : “Respecte ma vie privée”.

Dr. Glandier : — Vous êtes piquante ce matin. C’est charmant. Vous avez toujours été comme ça ? C’est lié à votre enfance ? À votre rapport au père ?

Madame Pichon : — Il va finir par demander votre groupe sanguin et votre code de carte bleue.

Scène 2 : L’intrusion en salle

En salle d’opération, Dr. Glandier continue son enquête. Il opère en posant des questions personnelles comme s’il dictait une ordonnance.

Dr. Glandier : — Bouchard, vous avez des projets pour les vacances ? Vous partez seule ? Avec quelqu’un ? Vous aimez la mer ? La montagne ? Les gens ? Vous avez déjà été amoureuse au bloc ?

Madame Bouchard : — J’ai été amoureuse d’un silence. Il a duré 12 secondes. C’était magique.

Dr. Glandier : — Vous êtes mystérieuse. J’aime ça. Vous avez un jardin secret ?

Madame Bouchard : — Oui. Et vous êtes interdit d’entrée. Par décret intérieur.

Scène 3 : Le recadrage final

À la pause déjeuner, Bouchard craque. Elle se lève, pose son plateau, et parle calmement. Trop calmement.

Madame Bouchard : — Docteur, je vais vous dire une chose. Je suis une infirmière. Pas une fiche Wikipédia. Pas une candidate à un casting. Pas une extension de votre ego. Je suis là pour soigner. Pas pour vous divertir. Pas pour vous intriguer. Pas pour vous rassurer sur votre pouvoir de séduction. Alors maintenant, vous allez me laisser tranquille. Et si vous avez besoin d’un dossier personnel, demandez à votre miroir.

Dr. Glandier (blême) : — Je voulais juste créer du lien…

Madame Pichon : — Créez donc du lien avec votre conscience. Elle doit se sentir bien seule.

Voix off (narratrice)

Dans le Bloc B, certains croient que leur blouse leur donne tous les droits. Mais il existe des frontières. Invisibles. Sacrées. Et quand elles sont franchies, il reste des Bouchard pour les défendre. Car le soin, c’est du respect. Pas de l’intrusion. Et tant qu’il y aura des soignantes qui disent non, des Pichon qui veillent, et des Mélissa qui apprennent… Le bloc ne sera pas un terrain de chasse. Mais un lieu de dignité.


 

Chapitre 15 : Le Gouffre sous le carrelage

Bloc B, 6h59. Le jour se lève, mais personne ne le remarque. Les visages sont creusés, les gestes mécaniques, les sourires absents. Le planning clignote. Encore.

Madame Bouchard (en regardant son badge) : — Je suis IBODE, diplômée, expérimentée, engagée. Mais ici, je suis juste une case à remplir. Une ligne à déplacer. Une bouche à faire taire.

Madame Pichon : — Moi je suis AS depuis 30 ans. J’ai vu des patients mourir, des collègues craquer, des chefs fuir. Et aujourd’hui, je suis un pion. Un pion fatigué.

Mélissa : — Moi je suis jeune. Et déjà, je me demande si le but, c’est qu’on tienne… ou qu’on tombe.

Scène 1 : La réunion du vide

Kevin organise une “réunion de valorisation du personnel”. Il a préparé des slides. Et des bonbons. Sans sucre. Pour “la santé”.

Kevin : — Vous êtes formidables. Indispensables. Inspirants. Mais on ne peut pas vous augmenter. Ni vous alléger. Ni vous écouter. Mais on vous admire. En silence.

Madame Bouchard : — Et si on s’effondre ?

Kevin : — On vous remplace. Mais avec gratitude.

Madame Pichon : — Et si on disparaît ?

Kevin : — On vous rend hommage. En PowerPoint.

Scène 2 : Le couloir des murmures

Dans le couloir, les soignants se croisent sans se parler. Les regards sont vides. Les pas traînent. Les pensées sont lourdes.

Mélissa (à voix basse) : — J’ai rêvé que je tombais dans le local à linge. Et que personne ne me cherchait.

Madame Bouchard : — Moi j’ai rêvé que je disparaissais du planning. Et que le logiciel disait “optimisation réussie”.

Madame Pichon : — Moi je ne rêve plus. Je dors debout. Et je me demande si le système veut qu’on tienne… ou qu’on lâche.

Scène 3 : Le silence qui hurle

Un collègue est en arrêt. Un autre ne revient pas. Un troisième pleure dans les toilettes. Mais personne ne dit rien. Parce que dire, c’est risquer.

Kevin : — Il faut rester professionnels. Ne pas trop parler. Ne pas trop penser. Ne pas trop exister.

Madame Bouchard : — Et si le système pousse au burn-out ? Et si l’objectif, c’était qu’on craque ? Qu’on parte ? Qu’on tombe ?

Madame Pichon : — Parce que tomber, c’est moins cher que prévenir. Et remplacer, c’est plus simple que réparer.

Voix off (narratrice)

Dans le Bloc B, le manque de reconnaissance est un poison lent. Il s’infiltre dans les gestes, les pensées, les silences. Il pousse les soignants à douter, à s’effacer, à s’éteindre. Et parfois, à se demander si le système ne les pousse pas… au bord. Mais tant qu’il y aura des Bouchard pour parler, des Pichon pour veiller, et des Mélissa pour rêver… Il restera une lumière. Faible. Fragile. Mais vivante. Et peut-être qu’un jour, on reconnaîtra les soignants avant qu’ils disparaissent.

 

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