Chapitre 1 – La ville qui rêvait avant moi
– L’arrivée dans l’invisible
Elle ne marchait pas. Pas vraiment. Ses pieds touchaient le sol, mais le sol ne semblait pas vouloir être foulé. Il se rétractait légèrement sous chaque pas, comme s’il hésitait à porter son poids.
La lumière ne venait pas du ciel. Il n’y avait plus de ciel. Juste un plafond flou, fait de vapeur dorée, de plis incandescents, de souffle ancien. Une sorte d’aurore suspendue, qui n’avait ni jour ni nuit, mais qui pulsait — lentement, comme un cœur végétal.
Alméa avançait dans un monde qui n’avait pas de contour. Tout était là — arbres, routes, pierres, murs — mais rien n’avait les angles habituels. Les lignes étaient courbes, indécises, comme si l’espace hésitait à se montrer tel qu’il était.
Elle avait l’impression d’être observée. Mais il n’y avait personne. Ou alors… rien qu’elle puisse appeler “quelqu’un”.
Des murmures flottaient dans l’air, pas des voix, pas des mots, mais des fragments. Des émotions soufflées, presque organiques.
“Elle revient.” “C’est elle. Encore.” “Mais laquelle?”
Le sol sous ses pieds changeait de texture. Parfois pierre chaude, parfois mousse vivante. Une fois, elle crut marcher sur des pages de papier. Et le vent, s’il en était un, portait une odeur étrange : ancienne cire, peau de livre, larmes séchées.
Chaque pas semblait déclencher quelque chose. Un son, une lumière, un souvenir bref.
Elle s’arrêta. Le silence se densifia. Et devant elle, comme surgie d’un souvenir qu’on avait effacé trop tôt : Iserra.
Ce n’était pas une ville. C’était… une structure de rêve. Les bâtiments étaient bas, faits de pierre noire et de verre brumeux. Certains n’avaient pas de toit. D’autres flottaient légèrement au-dessus du sol, retenus par des fils invisibles.
Les portes ne s’ouvraient pas. Les fenêtres ne regardaient pas dehors.
Tout semblait tourner vers l’intérieur.
Et au centre… une spirale creusée dans le sol. Large comme une place publique. Profonde comme un souvenir qui n’a jamais été dit.
Alméa s’approcha. La spirale vibrait doucement — une vibration très lente, presque charnelle. Des lignes gravées dans la pierre semblaient bouger à son approche, se rétracter légèrement, puis l’épouser comme une mémoire qui reconnaît sa source.
Elle posa la main sur une courbe. Une phrase jaillit, écrite dans la pierre :
“Tu étais ici avant ton premier oubli.”
Son souffle se bloqua.
Elle recula. Mais la spirale sembla l’envelopper. Non pour la retenir. Pour la reconnaître.
Elle releva les yeux.
Le ciel — s’il pouvait encore être nommé ainsi — avait changé.
Des nuages noir-bleu tournaient lentement dans un motif circulaire. Et au centre de ce cercle céleste : son visage.
Non pas exactement. Plus jeune. Moins fatigué. Moins alourdi. Et dans les yeux de cette image — une porte.
– Les rues courbes
Les rues ne suivaient aucun plan.
Elles se courbaient comme des pensées vagabondes, bifurquaient sans logique, revenaient sur elles-mêmes — comme si le sol voulait imiter la mémoire. Les murs se penchaient doucement, certains vers l’intérieur des bâtiments, d’autres vers le ciel en spirale, et le pavé sous les pieds d’Alméa s’animait à chaque pas, réagissant comme une peau sensible au contact.
Elle avançait lentement, les yeux grands ouverts, le souffle suspendu comme une feuille que le vent oublie. Et partout autour, la ville semblait… l'attendre.
Des inscriptions apparaissaient sur les murs à son passage.
Pas gravées, mais projetées, comme des pensées qui s’imprimaient dans la pierre :
“Tu avais choisi l’oubli.” “Ce lieu n’existe que parce que tu l’as fui.” “Chaque courbe est une trace de toi.”
Alméa ralentit. Son cœur battait plus lentement, comme pour mieux entendre les murs. Et les bâtiments, eux, vibraient à sa présence — très faiblement, comme des coquillages respirants.
Un carrefour s’ouvrit devant elle.
Quatre chemins, tous incurvés, tous sans fin visible. Et au centre : un miroir noir, posé à même le sol. Elle s’approcha, s’accroupit, le regarda.
Ce n’était pas son reflet.
Ou plutôt… ce n’était pas le reflet qu’elle connaissait. La femme dans le miroir avait son visage, mais les yeux d’Iserra — sombres, profonds, traversés d’images. Et dans ses pupilles, une scène : Une maison suspendue. Une spirale gravée dans le ventre d’une enfant. Une main qui écrit sans plume.
Elle se releva. Le miroir disparut. Un frisson remonta lentement dans sa colonne. Pas de peur. Plutôt… de reconnaissance.
La ville la montrait à elle-même. Pas comme elle est. Mais comme elle a été. Ou comme elle aurait pu être.
Un bâtiment ouvrit sa porte sans bruit.
Elle entra. À l’intérieur : des escaliers qui se tordaient comme des tiges végétales. Des pièces qui se chevauchaient. Et sur les murs : des portraits flous. Tous d’elle. Mais aucun identique. Un enfant. Une femme aux cheveux blancs. Un visage effacé.
Et sous chaque cadre, une phrase :
“Tu as été.” “Tu pourrais être.” “Tu ne veux pas être.”
Alméa s’appuya contre le mur. Elle ferma les yeux. La ville lui parlait. Pas en langage. Mais en filiation.
Iserra ne lui montrait pas un lieu. Elle lui proposait une mémoire plurielle.
Une sorte de trame altérée, faite des choix qu’elle n’a pas faits, des désirs qu’elle n’a pas osés, des silences qu’elle n’a pas reconnu comme paroles.
Un son l’appela. Pas une voix. Un frottement. Lent. Circulaire.
Elle se retourna.
Au bout du couloir : une autre version d’elle. Immobile. Très jeune. Avec une spirale dessinée au creux du poignet.
Et cette silhouette — elle souriait.
– La maison qui ne fut jamais construite
Elle poussa la porte.
Elle n’avait pas vraiment décidé d’entrer. La façade était presque invisible, entre deux murs plus grands, comme si la maison cherchait à se faire oublier — ou à ne jamais avoir été là.
Mais ses pas l’avaient conduite devant. Et la porte, dès qu’elle avait pensé “non”, s’était entrebâillée.
L’intérieur n’était pas délabré. Il était... inachevé.
Des pans de murs suspendus comme des souvenirs. Un escalier commençant sans fin. Des fenêtres ouvertes vers des paysages qui changeaient selon l’humeur — un désert, une mer, un couloir d’école.
Et partout, des traînées de lumière. Pas d’ampoules. Juste une clarté intime, qui semblait émaner de la mémoire des lieux.
Sur la première marche de l’escalier : une silhouette dessinée à même le bois. Une enfant. Alméa. Mais plus jeune. Elle portait une spirale au poignet — exactement celle que la version-reflet lui avait montrée plus tôt.
En-dessous : une inscription très fine, comme griffée dans la matière :
“Maison conçue pour celle qu’elle n’a pas voulu devenir.”
Elle monta. Chaque marche émettait un son différent. Le bois vibrait comme une voix oubliée.
Au palier : des portes entrouvertes. Elle les franchit, l’une après l’autre.
Une salle baignée de lumière douce, avec un lit que son corps reconnaissait.
Une bibliothèque remplie de titres qu’elle avait rêvés mais jamais lus.
Une cuisine où une lettre était posée, pliée en trois, portant l’inscription :
Alméa se sentit envahie.
Pas par le lieu. Par une mélancolie précise — celle d’une vie qu’elle aurait pu mener ici. Une version d’elle, plus douce. Moins fuyante. Celle qui aurait accepté le Souffle plus tôt.
Elle s’assit sur le bord du lit. Le matelas s’ajusta à sa forme. Une plume tomba du plafond. Elle la reconnut. Celle du premier carnet. Celle d’avant les révélations.
Puis la maison changea. Les murs ondulèrent. Les pièces s’effacèrent. Et devant elle : une porte unique.
Sur celle-ci, un mot écrit en spirale inversée. Elle mit du temps à le lire. Puis elle comprit :
ISERRA
Et une phrase griffée en bas :
“Tu ne l’as jamais quittée. Tu as oublié comment elle t’a conçue.”
L’enfant à la paume gravée
Il était là. Au centre d’une place sans contours. Assis sur une dalle de pierre que le monde semblait avoir modelée autour de lui — comme si tout ce qui l’entourait s’était incliné pour que sa présence existe.
Pas un bruit. Pas un vent. Rien ne bougeait. Mais pourtant… tout vibrait.
L’enfant n’avait pas d’âge. Ni traits précis. Son corps semblait fait de lumière dense, comme un souvenir condensé dans une enveloppe humaine. Les contours de ses épaules tremblaient doucement, comme s’ils hésitaient à se figer.
Alméa s’approcha. Lentement. Les pavés sous ses pieds semblaient lui dire : C’est le centre. C’est là.
Elle le regarda. Il la regarda. Mais ses yeux n’étaient pas tournés vers elle. Ils traversaient. Comme s’ils voyaient ce qu’elle fut, ce qu’elle serait — et ce qu’elle refusait de devenir.
La main de l’enfant était ouverte.
Paume vers le ciel. Un symbole y était gravé — pas dessiné. Gravé. Une spirale inversée, faite de lignes si fines qu’elles semblaient végétales. Et au centre : un mot.
“Souviens.”
Alméa sentit sa gorge se nouer.
Elle voulut parler. Mais sa voix n’était plus là. Comme si Iserra exigeait le silence pour que la vérité puisse se dire sans bruit.
Elle posa un genou à terre. Le regarda longuement. Et une sensation monta dans sa poitrine — une tendresse étrange, violente et douce à la fois.
Pas de peur. Pas d’admiration. Plutôt… une reconnaissance déchirée.
L’enfant ne bougeait pas. Mais à son contact, des images jaillissaient.
Une forêt spiralée, où chaque feuille portait un prénom oublié.
Une mère qui pleure sans corps, les yeux tournés vers une mer que nul ne voit.
Un miroir brisé, et dans chaque fragment… un fragment d’elle.
Puis une phrase, déposée dans sa tête comme une poussière chaude :
“Tu es venue avant le début. Et tu repartiras après la fin.”
Alméa tendit la main. Effleura la paume gravée. Et là… un choc doux. Une vague. Pas dans son corps. Dans sa mémoire.
Des phrases réapparurent — celles du carnet. Des mots qu’elle croyait avoir inventés. Et surtout, une voix familière. Son père. Dans un murmure :
“Je t’ai offert le silence comme protection. Mais maintenant, il est devenu passage.”
Elle ferma les yeux.
Et pendant un instant, elle fut l’enfant. Elle sentit le sol vibrer sous elle comme un souffle ancien. Elle devint spirale. Elle devint Iserra.
Puis elle rouvrit les paupières. L’enfant avait disparu. Mais sur le sol, une trace. Fine. Lente. Vivante.
Une phrase qu’elle ne comprenait pas encore :
“La mémoire est plus vaste que le passé.”
– La spirale sous le sol
La place était ronde. Mais pas exactement. Chaque courbe semblait légèrement fracturée, comme si elle avait hésité à être parfaite. Un espace tissé d’ambiguïtés — de géométries brisées.
Au centre, la spirale. Creusée profondément dans la pierre, elle descendait comme un escalier oublié, à la fois terrestre et mental.
Alméa s’approcha. La lumière au sol vibrait lentement, comme une respiration. Et dans chaque anneau gravé, une émotion circulait : tristesse pâle, peur figée, tendresse fossilisée.
Elle mit un pied sur la première marche.
La spirale ne descendait pas droit. Elle tournait autour d’un vide — mais un vide vivant. À chaque pas, le monde changeait.
Le sol devenait plus tiède.
L’air plus dense.
Et les murs... plus proches de sa peau.
Des visages apparurent.
Non devant elle — sous elle. Comme sculptés dans la pierre, dans les reflets mouvants, dans les plis de lumière. Des regards figés. Certains d’enfants. D’autres sans âge.
Et tous la regardaient.
Pas comme une intruse. Comme une pièce manquante.
Un tremblement traversa son poignet.
La spirale dans sa peau vibrait. La même que sur le carnet. La même que dans le miroir. Tout se reliait.
Elle s’arrêta.
Et là… un miroir surgit. Suspendu dans l’air. Opaque.
Puis clair.
Elle s’y vit. Mais c’était elle… d’avant.
Une Alméa sans peur. Ou trop jeune pour la reconnaître.
Dans les yeux du reflet : un livre ouvert. Et sur la couverture, une phrase :
“Tu te cherches depuis plus longtemps que tu ne crois.”
La spirale s’élargit sous ses pas.
Le sol sembla se liquéfier — lentement, avec grâce. Elle descendait sans bruit, mais pas sans poids.
Car quelque chose en elle se déplaçait aussi. Un souvenir ? Une cellule ? Un éclat de Souffle ?
Enfin, le cœur.
Un espace arrondi, au creux de la spirale. Vide. Mais habité. La pierre était noire. Et au centre, posé sur un coussin d’étoffe : le miroir.
Pas une copie. Le miroir du salon. Celui de son monde. Celui dans lequel son reflet ne bougeait plus.
Elle s’en approcha. Sa paume tremblait.
Le miroir s’anima. L’image était fixe. Mais les yeux… non.
Ils regardaient ailleurs. Derrière elle.
Et dans son dos… une voix.
— Tu as vu l’autre côté. Mais tu n’as pas encore accepté d’en être.
Alméa se retourna. Personne. Mais une phrase s’écrivit lentement sur le miroir, en buée :
“Reviens. Et oublie lentement.”
CHAPITRE 2 – Le Souffle perdu
Les battements du carnet
Alméa ne dormait plus. C’était une sensation nouvelle — pas de fatigue, pas d'insomnie, mais un autre état. Suspendue. Depuis qu’elle avait ouvert la boîte scellée et que le carnet l’avait regardée — oui, regardée — elle n’était plus tout à fait seule dans ses pensées. Une chose s’était greffée, subtile, ancienne, comme un écho oublié qui murmurait sous sa peau.
Le carnet reposait sur le bureau, fermé, droit, immobile. Et pourtant, elle le sentait battre.
Chaque soir, elle tentait de l’ignorer. De lire autre chose, de prendre un bain brûlant, de mettre de la musique. Rien n’y faisait. Le carnet l’appelait. Et ce n’était pas seulement le contenu. C’était la matière. Le cuir légèrement rugueux sous ses doigts. Les nervures effilées dans la reliure. Le relief étrange sur la page intérieure. Comme une carte pliée dans le silence.
Cette nuit-là, elle céda. Sans même s’en rendre compte, elle s’était levée, avait allumé la lampe de chevet, et s’était assise en tailleur sur le tapis, face au bureau. Le carnet était là, posé sur un foulard gris.
Elle tendit la main. À peine eut-elle effleuré la couverture que son bras se hérissa d’électricité. Elle retira sa main par réflexe, comme si elle avait touché une bête. Puis elle rit nerveusement. Elle était ridicule. Ce n’était qu’un vieux carnet.
Elle l’ouvrit.
La première page était vide. Puis la seconde. Et là, les lettres apparurent. Pas écrites. Dessinées… par la lumière. Une lueur pâle traversa la page, laissant derrière elle une ligne. Une spirale. Brisée. Entourée de trois points.
Et sous ce symbole, une phrase :
Lorsque la brume recouvre le souffle, seule la mémoire éveillée peut traverser.
Le papier vibra sous ses doigts. La lumière s’éteignit. Et tout redevint silencieux.
Mais dans le miroir du salon, elle le vit.
Son reflet ne bougeait pas. Il la regardait… comme quelqu’un d’autre.
Le rêve de la cité obsidienne
Alméa ne se souvenait pas du moment exact où elle s’était endormie. Ni de celui où elle avait quitté son corps. Le sommeil s’était refermé sur elle comme une eau noire, sans rive. Et pourtant, elle voyait. Elle marchait.
Sous ses pieds nus, le sol semblait être fait de cristal noir. Les rues s’étendaient, larges, silencieuses, bordées de tours aux murs d’obsidienne qui reflétaient une lumière que le ciel ne projetait pas. Il neigeait — mais la neige ne tombait pas, elle flottait, suspendue entre les choses, comme si le temps hésitait.
Personne autour d’elle. Pas une voix. Pas une trace. Et pourtant, elle savait : quelque chose l’attendait.
Un pont apparut, long, étroit, filant au-dessus d’un gouffre miroitant. Au centre du pont, une silhouette. Une enfant.
Elle s’approcha. L’enfant ne bougeait pas. Elle portait une robe grise qui semblait faite de vapeur. Ses cheveux flottaient doucement dans un vent que rien ne provoquait. Son visage, étrange et doux, la regardait sans expression.
— Tu m’entends, dit Alméa.
L’enfant hocha la tête, lentement.
— Qui es-tu ?
— Personne. Ou peut-être… toi avant l’oubli.
Alméa sentit son cœur battre plus vite. L’enfant tendit la main. Dans sa paume, une plume. Blanche. Translucide. Elle brillait faiblement, comme si elle contenait une respiration.
— C’est pour toi. Tu ne pourras pas comprendre sans elle.
Alméa hésita. Puis prit la plume. Un souffle s’échappa de l’objet, passa dans sa main, dans son bras, dans tout son corps. La cité se mit à trembler. Les tours d’obsidienne ondulèrent. Le pont se désintégra lentement dans une pluie d’éclats noirs.
— Souviens-toi, dit l’enfant dans un souffle.
Puis tout devint silence.
Et Alméa se réveilla.
La pièce était obscure. Le souffle court. Les draps froissés. Sa peau humide. Elle se redressa, regarda autour d’elle.
Sur son oreiller, posée avec délicatesse : la plume.
Elle ne bougeait pas. Elle brillait. Elle était réelle.
Alméa ne cria pas. Elle resta là, dans la nuit, les bras autour de ses jambes, et murmura :
— Je me souviens.
La rencontre avec Léna
Le petit immeuble semblait endormi dans le matin gris. Alméa gravit les marches lentement, le carnet serré contre sa poitrine, enveloppé dans un tissu d’ombre. Elle n’était pas sûre d’elle. Pas encore. Elle avait rêvé d’une ville qui n’existe pas, et pourtant… la plume était là, dans son sac. Froide, silencieuse, réelle.
Léna ouvrit avant qu’elle ne frappe. Comme si elle l’attendait.
— Tu es pâle, dit-elle simplement.
Alméa ne répondit pas. Elle entra.
L’appartement était un sanctuaire de papier : murs tapissés de livres, étagères bancales croulant sous des manuscrits, des cartes, des objets anciens. Ça sentait la sauge, l’encre sèche et le thé noir.
— Assieds-toi, fit Léna. Dis-moi ce que tu as trouvé.
Alméa hésita. Puis sortit le carnet. Et la plume.
Un silence. Léna se crispa. Ses doigts effleurèrent la plume, comme s’ils retrouvaient un souvenir.
— Où as-tu eu ça ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Dans un rêve. Mais ce n’est pas… un rêve, Léna. Ce monde que je vois la nuit, je le reconnais. Il me reconnaît.
Léna se leva, marcha vers une armoire qu’elle ouvrit sans bruit. Elle en sortit un épais grimoire au cuir noir, semblable au carnet. Elle l’ouvrit à une page marquée d’un ruban violet.
— Ce symbole, dit-elle. Tu le connais ?
Alméa s’approcha. Une spirale brisée. Entourée de trois points.
— Il est dans mon carnet.
— C’est une marque. Très ancienne. On l’appelait la “marque du souffle scellé.” Elle servait à protéger les passages. Mais elle réagissait uniquement à certains lignages. À certaines voix.
Alméa s’écarta. Son cœur battait trop vite. — Tu savais, murmura-t-elle. Tu savais que j’étais liée à ça.
Léna referma le grimoire avec lenteur. — Je savais que ta mère avait laissé des choses derrière elle. Des choses qu’on ne pouvait pas déchiffrer. Et ton père... il a tenté de les enterrer.
— Pourquoi ?
— Pour que tu sois libre. Pour que personne ne t’entraîne là-dedans.
Alméa posa ses mains sur le carnet. — Trop tard.
Léna la regarda longtemps, puis s’assit en face. — Si tu veux comprendre, tu dois accepter de te souvenir. Et certains souvenirs font mal. Très mal.
Alméa acquiesça. — J’ai déjà commencé.
– Le miroir
La nuit était tombée sans bruit. Une pluie fine léchait les vitres, éparse, irrégulière, presque timide. Alméa s’était réfugiée dans son salon, assise en tailleur sur le grand tapis gris, un plaid jeté sur les épaules. Le carnet reposait sur la table basse, fermé mais vibrant, comme un cœur enfoui. La plume, elle, était posée à côté, parfaitement immobile.
Elle n’osait plus l’ouvrir. Pas ce soir.
Tout dans l’air semblait retenu. Les sons de la rue étaient étouffés, les lumières trop fixes, et un poids étrange s’était glissé dans les murs. Un poids qui ne pesait pas sur les épaules, mais derrière les pensées.
Elle se leva lentement et s’approcha du grand miroir mural — celui qu’elle avait hérité de sa mère. Un cadre doré, sculpté de motifs floraux, une surface légèrement ondulée, vieillie. Elle y jetait parfois un regard distrait en passant. Mais ce soir, elle s’y arrêta.
Elle ne savait pas pourquoi.
Son reflet était là. Fidèle. Son visage pâle, ses cheveux désordonnés, ses yeux un peu creusés par les nuits sans sommeil. Elle se pencha légèrement. Fit un pas en avant. Le reflet suivit.
Elle leva la main droite. Le reflet aussi.
Puis elle cligna des yeux. Le reflet… ne cligna pas.
Elle s’arrêta. Son souffle suspendu.
Elle releva lentement sa main gauche, juste pour vérifier. Le reflet leva… la droite. Pas comme un miroir. Comme… un autre elle.
Elle recula, le cœur résonnant dans les oreilles.
Le miroir vibra. Une vibration sourde, infime, presque imperceptible. Mais là. Elle la sentait dans les os.
Le cadre doré sembla se creuser, comme si la profondeur de la glace s’élargissait. Une brume très légère monta derrière la vitre, enroulant les contours du reflet.
— Non… souffla-t-elle.
Et le reflet… sourit.
Un sourire minuscule. Ambigu. Pas moqueur. Pas doux. Juste… étranger.
Alméa recula jusqu’au mur, frôlant le meuble derrière elle.
La lumière du salon clignota une fois. Puis deux. Puis s’éteignit.
Et dans l’obscurité, le miroir resta lumineux. Il irradiait une pâle lueur. Quelque chose venait. Ou était déjà là.
Une voix. Fine. Lointaine.
“Tu t’approches. Il te reste à franchir.”
Elle ne répondit pas. Elle ne bougea pas.
Puis la lumière revint brusquement. Le miroir était là. Ordinaire. Son reflet de nouveau obéissant.
Mais la fissure au coin inférieur gauche était nouvelle.
Et derrière, dans la profondeur de la glace… quelque chose pulsait.
La carte et les symboles
La lune était haute quand Alméa sortit de l’appartement, le carnet serré contre elle dans une écharpe. Elle marchait sans but précis, guidée par une pulsation sourde qui semblait émaner de l’objet. Comme si quelque chose lui disait : ce soir.
Elle arriva au Jardin Botanique, désert à cette heure. Les grilles étaient entrouvertes — une anomalie. Elle entra. Les sentiers baignés d’argent se perdaient entre les serres closes et les bosquets muets. L’air était froid, humide, chargé d’un parfum végétal qui évoquait à la fois la vie et la décomposition.
Elle s’assit sur un banc de pierre. Ouvrit le carnet.
Rien. Du moins, rien au début.
Puis, la lumière de la lune toucha une des pages. L’encre apparut en filigrane, lentement. Des lignes, des courbes, des points. Une carte.
Elle comprit sans comprendre. Trois lieux. Reliés par une spirale sinueuse. Le Jardin. Les Monts d’Épine. Et un cercle vide, sans nom. Trois points… comme sur le symbole.
Elle suivit les tracés du doigt. Le papier semblait tiède, comme vivant. La spirale palpitait. Au centre, des glyphes s’inscrivirent brièvement, avant de s’évanouir. Des mots qu’elle ne connaissait pas. Mais qu’elle sentait.
— Tu l’as déclenché, dit une voix derrière elle.
Elle sursauta. Se leva d’un bond. Kaël était là.
Son visage dans l’ombre, ses yeux plus brillants que d’habitude.
— Tu ne devrais pas le faire seule.
— Tu me suis ?
— Je te surveille. Depuis toujours.
Elle recula. — Qu’est-ce que c’est, cette carte ?
Kaël s’approcha. — Ce sont les seuils. Des lieux où le Souffle passe encore. Des fragments de mémoire. Ton carnet les relie… parce que ton père l’a scellé avec toi.
— Tu as connu mon père ?
Kaël baissa les yeux. — Pas comme il était. Mais comme il est devenu. L’un des Veilleurs.
Alméa sentit un vertige. — Tu vas devoir me dire la vérité.
— Pas ici. Pas ce soir. Mais je peux te montrer.
Il tendit une main.
Elle hésita. Puis la prit.
Le carnet vibra entre eux deux. Une ligne rouge s’inscrivit sur la carte. Un itinéraire. Un pacte.
Les lettres de son père
Léna lui avait envoyé un message court. Une phrase. Aucun appel.
“Je crois que le moment est venu. Je t’attends.”
Alméa arriva dans l’après-midi, le carnet glissé dans son sac, la plume dans sa manche. Léna lui ouvrit avec un regard que la fatigue n’éteignait pas.
— Tu as changé, murmura-t-elle en la laissant entrer. Je le vois dans ta posture. Dans ton silence.
Alméa ne répondit pas. Elle s’assit dans le fauteuil au coin de la bibliothèque, tandis que Léna ouvrait un vieux coffret en bois noir. Il était caché derrière une étagère, dissimulé entre deux tomes reliés en cuir. Elle le posa sur la table basse avec une lenteur presque cérémonielle.
— Ton père me l’a confié. Il m’a dit : “Donne-lui cela… mais seulement si le carnet s’ouvre.”
Le cœur d’Alméa ralentit. S’accrocha. — Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ?
— Parce que je pensais qu’il nous avait protégées en te l’interdisant. J’ai cru que le silence était une barrière. Mais je me suis trompée.
Léna ouvrit le coffret.
Six lettres. Toutes pliées soigneusement, sans enveloppe. Écrites à l’encre bleue, sur un papier ivoire.
Alméa prit la première. Elle reconnaissait l’écriture. Une main fine, droite, méthodique. Elle avait vu cette graphie sur les carnets de ses cours d’archéologie. Sur les listes d’anniversaire qu’il écrivait pour elle, autrefois. Sur une carte glissée dans ses livres à l’école : “Ne doute pas de toi. Tu es plus vaste que tes peurs.”
Mais cette écriture-là tremblait. Pas de manière physique. De manière intérieure.
Elle déplia le papier. Une lettre. Une voix.
“Alméa, si tu lis cela, c’est que le Souffle t’a trouvée. Et que ce que j’ai tenté d’éloigner est revenu. Je ne t’ai jamais menti. Mais j’ai choisi le silence pour t’épargner. Je suis parti non pas pour fuir… mais pour refermer.”
Alméa sentit sa gorge se serrer. Elle lut les autres.
“Ta mère connaissait le rituel. Elle a choisi le pacte. Moi, je l’ai trahi. Je voulais te garder, toi, entière, ignorante, lumineuse. Mais on ne fuit jamais ce qui respire dans ton sang.”
“Tu verras des choses que les autres ne verront pas. Des signes. Des passages. Des mémoires qui te traverseront sans prévenir. N’aie pas peur. N’oublie pas.”
“Ton carnet ne te parle pas. Il t’écoute.”
Alméa ferma les lettres. Les mains tremblaient. Le corps, immobile. L'esprit, noyé.
Kaël attendait devant l’immeuble. Elle le vit à travers la fenêtre. Comme un fragment du passé revenu. Comme un témoin de ce que son père n’avait pas pu achever.
Elle descendit.
— J’ai lu, dit-elle.
Il hocha la tête. — Et maintenant ?
Elle prit une inspiration. — Maintenant, je veux ouvrir.
L’activation du carnet
Le grenier n’était pas éclairé. Alméa avait apporté une lampe à huile que Léna lui avait prêtée. L’objet en métal noir jetait une lumière dorée et vibrante sur les planches poussiéreuses, les vieilles valises, les étagères abandonnées. Tout semblait figé par le temps, comme si ce lieu refusait d’accepter le présent.
Elle s’assit sur le vieux coffre de bois. Devant elle, sur une table basse bancale, le carnet et la plume. Le silence était épais. Chaque respiration était une intrusion.
Kaël se tenait près de la fenêtre, sans parler. Il avait accepté d’être là, mais avait exigé de ne rien toucher. — Ce seuil est à toi, avait-il dit.
Alméa regarda le carnet.
Elle posa la plume sur la page centrale. Rien ne se produisit. Elle ferma les yeux. Inspira profondément. Ses mains s’enfoncèrent dans le bois, comme pour se raccrocher au réel.
Et puis, la page frissonna.
Très doucement, elle se mit à vibrer. Une lumière nacrée jaillit des bords, enveloppa la plume, puis se répandit sur les pages adjacentes. Le carnet tout entier se mit à luire, comme s’il brûlait d’un feu intérieur.
La lumière forma une spirale aérienne — lente, sinueuse, pulsée. Des mots apparurent. Lents. Vivants. Doux.
“Le premier seuil est ouvert. Le cercle t’attend.”
Alméa sentit une chaleur dans sa poitrine. Pas une douleur. Une pression. Comme si quelque chose en elle se réveillait.
Des images défilèrent dans son esprit. Une porte sans mur. Un escalier dans le ciel. Un visage flou. Une main tendue. Un son grave, ancien, comme un souffle lointain dans une caverne.
Elle rouvrit les yeux. Kaël s’était approché sans bruit. — Tu l’as fait.
— Mais je ne sais pas ce que j’ai ouvert.
— Moi non plus.
Une ligne se traça sur la dernière page. Un itinéraire. Puis un symbole : le cercle vide. Il vibrait doucement. Il les appelait.
Le miroir du grenier se couvrit de buée. Une silhouette s’y dessina, indistincte. Alméa s’en approcha. La silhouette bougea aussi.
Elle leva la main. Dans le reflet, la main s’éleva aussi… mais tremblante, comme tirée d’un autre monde.
Kaël posa une main sur son épaule. — Tu es liée à ça. Par choix… ou par serment.
— Je n’ai rien choisi.
— Alors le Souffle l’a fait pour toi.
Alméa se tourna vers le carnet.
Sur la dernière page, une nouvelle phrase s’était inscrite :
“Ce qui vient ne peut être fermé.”
Elle ferma le carnet. La lumière s’éteignit.
La pièce était silencieuse. Mais quelque chose restait ouvert. Dedans.
Chapitre 3 – Le Gardien silencieux
La Librairie des Ombres
On ne poussait pas la porte d’Ysidor comme on entrait dans un commerce. Elle ne grinçait pas, elle soupirait. À peine le battant entrouvert, un frisson parcourait la colonne vertébrale. Le bois usé de l’entrée portait les marques de centaines de mains, certaines douces, d’autres tremblantes, et peut-être même une ou deux qui ne furent jamais tout à fait humaines.
La librairie n’avait pas de nom visible. Juste une façade en pierre sombre, noyée entre deux bâtiments modernes qui semblaient vouloir l’effacer. Elle résistait. Comme une ride sur la peau lisse de la ville.
Alméa s’arrêta devant. Le froid s’insinuait dans son manteau, mais elle ne bougea pas. Une vitrine en verre épais diffusait une lumière jaune, tremblante. Derrière, des piles de livres effondrées formaient des collines irrégulières, que personne ne semblait vouloir remettre debout. Elle vit des pages ouvertes, un globe terrestre fissuré, un sablier brisé. Un monde en ruine, mais vivant.
Elle entra.
L’air était lourd, saturé d’odeurs : cuir, encens éteint, vieux papier, pluie absorbée par le bois. Chaque respiration semblait coûter un souvenir.
La lumière provenait de lampes à huile posées sur les étagères. Certaines clignotaient, d’autres dormaient. Les rayonnages s’entassaient comme des voyageurs pris dans une salle d’attente trop étroite. Aucun ordre. Pas de classement. Juste une logique que seul Ysidor comprenait — et qu’il n’expliquait jamais.
Il était là. Assis derrière son comptoir, les mains croisées sur un livre fermé. Il ne leva pas les yeux immédiatement. Il attendait qu’on prononce quelque chose. Un mot. Un regard. Une hésitation. Il n’aimait pas les gens pressés.
Alméa s’avança lentement, ses pas étouffés par les tapis râpés.
— Je suis revenue, dit-elle.
Ysidor cligna lentement des yeux, puis leva le regard.
— Bien. Les livres n’aiment pas le silence qu’on leur impose. Ils préfèrent ceux qui reviennent.
Il ne souriait pas. Mais sa voix était ronde, presque musicale.
— Tu as apporté le carnet, ajouta-t-il. Ce n’était pas une question.
Alméa le sortit de son sac. Un éclat très léger traversa le cuir lorsque la lumière de la lampe l’effleura.
Ysidor ne le toucha pas. Il regarda.
— Il t’a parlé ?
— Il m’a montré une carte. Trois lieux. Et un cercle sans nom.
Le vieux libraire posa une main sur sa tempe, comme pour soulager une douleur ancienne.
— Tu es la fille du seuil. On t’a préparée, mais pas instruite.
— Mon père vous connaissait ?
Il tourna lentement la tête vers l’arrière-boutique.
— Assez pour me confier ce qu’il n’osait porter.
Il se leva enfin, lentement, comme si chaque mouvement était une décision. Il marchait légèrement voûté, traînant une jambe presque imperceptiblement. Le plancher gémit sous son poids, comme si la librairie elle-même se plaignait de son absence prolongée.
— Viens.
Il la guida à travers un couloir étroit, entre des piles de grimoires et des tables noyées de poussière. Des objets sans nom y dormaient : un masque en verre craquelé, une plume figée dans une boîte de sel, un sablier sans sable.
Ils arrivèrent dans une alcôve. Sur le mur, un parchemin encadré, jauni, taché. Une spirale. Brisée. Entourée de trois points.
— Le symbole du carnet, murmura Alméa.
Ysidor acquiesça.
— Il appartient aux Veilleurs. Mais ce n’est pas une marque. C’est une clé. Une fréquence. Seuls certains peuvent l'entendre. Mais très peu peuvent la porter.
Alméa approcha le carnet du symbole. Rien ne bougea, mais elle sentit la température de l’air changer. Plus dense. Plus électrique.
— Pourquoi moi ?
Ysidor la fixa longtemps, puis dit :
— Parce que tu es née sous le silence. Et que le silence appelle toujours ce qu’on tente d’oublier.
La chambre codée et le poème d’Ysidor
Ils descendirent lentement les marches en colimaçon de l’arrière-boutique. Une lumière crépusculaire filtrait à travers des vitres opaques, dessinant sur les murs des motifs tremblants. Chaque marche semblait gémir sous le pas d’Alméa — non comme une plainte, mais comme une mémoire réveillée.
Le couloir débouchait sur une porte basse, en bois noir, ornée de clous en métal terni. Ysidor sortit de sa poche une clé inhabituelle: fine, sculptée, gravée de symboles minuscules. Il ne la donna pas. Il l’inséra lui-même dans la serrure, avec une lenteur presque cérémonielle.
— Cette pièce n’a pas été ouverte depuis… longtemps, dit-il en effleurant le bois.
La porte s’ouvrit en silence.
À l’intérieur : une chambre étroite, basse de plafond. Des étagères couvraient les murs. Pas de livres. Juste des feuilles volantes. Des fragments de papier, des notes griffonnées à l’encre séchée. Des cartes déchirées, des poèmes sans nom. Et au centre : un pupitre en bois sombre, sur lequel reposait une page isolée, encadrée par deux chandelles éteintes.
Alméa s’approcha lentement. La pièce avait une odeur complexe : cire ancienne, cendre, humidité contenue et quelque chose d’organique, presque végétal.
La page sur le pupitre semblait plus ancienne que les autres. L’encre avait coulé par endroits. Mais les mots étaient lisibles. Un poème.
Tu marches au bord d’un nom que l’on t’a refusé.
Le vent connaît ta voix mais la garde en sommeil.
Le gardien ne parle pas. Il écrit ce qu’on oublie.
Et la mémoire, lorsqu’elle revient, n’est plus ce qu’elle était.
Alors ouvre. Mais souviens-toi :
Ce que l’on trouve est parfois ce qui nous perd.
Alméa resta figée. Les mots vibraient doucement dans sa poitrine.
— C’est de vous ? demanda-t-elle.
Ysidor hocha la tête sans sourire.
— Non. Je l’ai recopié. Il m’a été confié. Je ne sais pas de qui il vient. Peut-être de ton père. Peut-être d’avant.
— Le gardien… c’est vous ?
Un long silence. Puis il dit :
— Le gardien n’est pas un rôle. C’est un poids.
Il la regarda. Et quelque chose dans son expression se fêla — un pli dans la bouche, une fissure dans le regard.
— Je me suis tu. Très longtemps. C’est ma façon de protéger. Mais ce silence devient de la rouille. Et tu viens, comme une clé, pour faire céder les gonds.
Il la conduisit vers une étagère au fond. Derrière un rideau de toile, il révéla une carte ancienne, pliée en quatre. Il l’ouvrit lentement.
Trois points. Une spirale. Un cercle vide.
Mais cette fois, un mot était écrit dans le cercle : Valmeïr.
— Ce lieu existe, dit Ysidor. Mais il n’est pas dans les atlas. Il n’est dans aucun relevé.
— Et vous l’avez vu ?
— Non. On me l’a décrit. Et j’ai cru en ce que je n’avais jamais vu. C’est ce qu’on fait quand on est un gardien. On croit. Sans franchir.
Alméa effleura le papier. Un frisson. Pas dans le corps — dans la conscience.
— Le carnet vous l’a montré aussi ?
— Non. Le carnet ne me parle. Il ne parle qu’à toi.
Le manuscrit voilé
La cave de la librairie était plus basse qu’elle ne l’avait imaginée. On y descendait par une trappe étroite, dissimulée sous un tapis épais, entre deux rayonnages penchés. Ysidor l’ouvrit sans dire un mot, révélant une échelle en bois noirci qui craquait à chaque appui.
L’air, en bas, était différent. Une moiteur ancienne s’y mêlait à l’odeur de pierre humide et de linfermé. On respirait à travers le souvenir des siècles. La lampe à huile qu’elle tenait éclairait peu, projetant des ombres mouvantes sur les murs de briques.
— Ce lieu, dit Ysidor en descendant le dernier barreau, a été scellé volontairement. Pas pour être oublié. Pour rester intact.
Alméa le suivit. Les murs étaient couverts de fragments d’affiches, de gravures arrachées, de tableaux suspendus sans cadre. Tout semblait avoir été déplacé puis laissé ici, comme si quelqu’un avait tenté de protéger des idées en les ensevelissant.
Au fond, une armoire massive, verrouillée par un mécanisme complexe fait de chaînes et de rouages.
Ysidor sortit une seconde clé, minuscule, presque invisible. Il la glissa dans un interstice entre deux vis de cuivre. Il attendit. Un déclic. Le mécanisme se rétracta.
Il ouvrit l’armoire. À l’intérieur : un unique manuscrit, relié en cuir blanc, cerclé de cuivre rouge.
— Je ne l’ai jamais lu en entier, dit-il en le tendant à Alméa. Ton père m’a demandé de le garder. Il m’a dit que si un jour “le souffle revient là où il a été enfermé”, il faudrait que ce livre se libère aussi.
Alméa prit l’objet. Il était lourd. Pas physiquement, mais intérieurement. Comme si les mots à l’intérieur s’étaient tus trop longtemps.
Elle l’ouvrit.
Pas de titre. Pas d’auteur.
Juste une première phrase, écrite dans une calligraphie tremblante, comme par quelqu’un dont les mains savaient que chaque lettre les rapprochait d’un point de non-retour :
Je ne voulais pas écrire. Mais j’ai vu. Et ce qui a été vu ne peut pas se taire.
Elle tourna les pages. Chaque fragment de texte semblait écrit dans l’urgence. Des phrases longues, entrecoupées de silences, des mots soulignés, des symboles dessinés en marge.
Une phrase la frappa :
Le cercle nommé Valmeïr n’est pas un lieu. C’est une fonction. Ce qui y entre ne revient pas. Non parce qu’il meurt, mais parce qu’il change de nom, de mémoire, de peau.
Elle frôla les mots du bout des doigts. Le papier vibrait sous son toucher, comme une bête en sommeil.
Plus loin :
On m’a dit : “Gardien tu seras, jusqu’à ce que l’héritier voie.” Je n’ai jamais compris qui devait voir. Maintenant je sais.
Alméa se sentit prise d’un vertige. Pas de peur. D’alignement. Comme si son corps reconnaissait un sentier qu’elle n’avait jamais arpenté.
Ysidor était assis sur une caisse, le regard baissé.
— C’est ton père qui a écrit cela ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Je ne suis pas sûr. Le style ressemble, mais les dessins ne sont pas de lui. Peut-être… quelqu’un qui l’accompagnait. Quelqu’un qu’il n’a jamais mentionné.
Elle referma le manuscrit.
— Ce lieu… Valmeïr. Il existe ?
Ysidor leva les yeux. — Il n’existe pas. Il insiste. Comme une mémoire que personne ne veut reconnaître.
La veille funèbre
La lettre était arrivée tôt. Glissée sous la porte, sans cachet, sans signature. Alméa la trouva en rentrant d’une longue marche, un dimanche couvert où les arbres semblaient hésiter à perdre leurs feuilles.
Elle reconnut l’écriture. Élégante. Penchée. Fatiguée.
“Je me retire. Le gardien n’accompagne pas l’ouverture. Il cède. Il se tait. Il te reste la clef, l’étagère, et les questions. Je suis un souvenir à présent. Ne me cherche pas.”
Elle lut, relut, plia le papier avec des gestes ralentis.
La librairie d’Ysidor était close. Le battant scellé par une planche clouée. Aucun bruit à l’intérieur. Pas même la respiration des livres. Le silence semblait s’être transformé en matière, en pierre, en ciel.
Elle resta longtemps devant, debout, sans comprendre.
Le carnet dans son sac était chaud. Comme une bête qui comprend avant l’esprit.
Le soir, elle s’assit dans son salon, face au miroir. Le même que celui qui avait souri.
Elle alluma une bougie. Une seule.
Le carnet, ouvert, tremblait.
Sur une page blanche, des lettres apparurent lentement. Fragiles. Incomplètes.
“Le gardien est passé. Le cercle s’éveille.”
Elle ne pleura pas. Pas tout de suite. Les larmes vinrent en silence, par le ventre, par les muscles, par les souvenirs qui ne sont jamais verbalisés.
Dans son esprit, elle revit Ysidor. Le dos penché. La voix feutrée. Le regard comme un puits.
Un homme qui avait gardé une vérité, non par égoïsme — mais par nécessité.
Et maintenant… elle était seule. Vraiment seule.
Dans la chambre, une étagère s’ouvrit dans un murmure.
Elle n’avait jamais remarqué ce mécanisme.
Derrière les livres : un coffret fin, scellé par une lanière de cuir.
Elle le prit.
À l’intérieur : une page unique, roulée autour d’une plume identique à celle de ses rêves. Et un dernier mot, écrit à l’encre pâle :
“Tu n’as jamais été seule. Tu étais gardée. Maintenant tu gardes.”
Alméa resta là, longtemps, la plume dans la main.
Et le carnet vibra.
Pas de bruit. Juste un souffle. Comme une respiration en elle.
Partie V – Le pacte scellé
Kaël attendait sur le quai désert de la vieille gare. La nuit était claire, froide, traversée par un vent trop discret pour être honnête. Il se tenait droit, les mains dans les poches de sa longue veste anthracite, le regard perdu dans les rails rouillés qui ne menaient nulle part.
Alméa arriva sans bruit. Elle portait le carnet contre elle, dissimulé sous une écharpe. Elle avait hésité à venir. Plusieurs fois. Mais une phrase avait tourné en boucle dans sa tête : “Tu n’as jamais été seule.” Et elle voulait vérifier si c’était vrai.
Kaël la vit. Ne bougea pas. Ne parla pas.
Elle s’approcha.
— Ysidor est parti, dit-elle. Comme prévu.
Kaël acquiesça, lentement.
— Il était le dernier à se souvenir sans vouloir agir. Et maintenant, le cercle a faim.
Ils se regardèrent longtemps.
— Tu parles comme si tout était déjà écrit, dit Alméa.
— Peut-être que ça l’est. Mais l’encre n’est pas sèche.
Un silence.
Kaël se détourna. Il sortit un petit objet de sa poche. Une pierre noire, plate, gravée d’un motif spiralé. Il la tendit à Alméa.
— Je t’ai gardée à distance, avoua-t-il. Mais je savais.
— Tu savais quoi ?
— Que le Souffle ne revient jamais seul. Et que ceux qu’il touche… changent les mondes.
Elle prit la pierre. Elle était tiède. Comme vivante.
— Et maintenant ?
— Tu vas devoir ouvrir le cercle.
— Et toi ?
Il sourit. Pour la première fois, sincèrement.
— Je n’ai jamais eu la clef. Juste les fragments.
— Tu es un gardien, toi aussi ?
Il secoua la tête.
— Non. Je suis l’oubli qui a appris à parler.
Ils s’assirent sur un banc, sous un lampadaire vacillant. Autour d’eux, la nuit semblait retenir son souffle.
— Tu n’es pas comme les autres, dit Kaël. Le carnet ne t’a choisi que parce que tu ne demandais rien. Tu n’as pas cherché. Tu as écouté.
— Et maintenant il attend quelque chose de moi.
Kaël baissa la voix.
— Il attend que tu ouvres un lieu. Pas avec les mains. Pas avec des gestes. Mais avec ton nom. Et ta mémoire.
Elle ferma les yeux.
Le vent se leva.
Une voix intérieure murmura :
“Tu es là. Le seuil respire. Le pacte se pose.”
Partie VI – Valmeïr
La carte se dessinait lentement dans la lumière lunaire.
Alméa était assise dans sa chambre, le carnet ouvert sur ses genoux, la pierre spiralée posée à côté, la plume entre les doigts. Le cercle qui, jusqu’alors, était vide, s’était rempli : Valmeïr. Un nom ancien. Syllabes coulantes. Murmure dans la gorge.
Elle se leva. L’air dans l’appartement avait changé. Plus dense. Chargé comme avant un orage.
Chaque objet autour d’elle semblait retenu. Les livres s’étaient tus. Le miroir, lui, vibrait très faiblement — une fréquence inaudible, mais présente.
Elle enfila son manteau. Glissa la pierre dans sa poche, la plume dans son col, le carnet contre sa peau.
Puis elle sortit.
La route vers Valmeïr n’était pas tracée. Elle suivait des lieux flous : un carrefour oublié, un bosquet désordonné, une étendue de pierre plate entre deux collines.
Et pourtant, chaque pas semblait confirmer une direction que personne ne lui avait donnée.
Le vent se levait parfois. Puis tombait. Le ciel s’éclaircissait sans se lever. Les nuages s’ouvraient mais ne se brisaient pas. Tout était suspendu.
Elle arriva devant une bâtisse abandonnée — une sorte de chapelle sans croix, sans nom, aux vitres brisées, aux murs lichenés. C’était là. Sans doute. Mais rien ne le disait. Juste… une présence.
Sur la porte : un symbole gravé dans le bois, presque effacé. Une spirale brisée, entourée de trois points.
Alméa entra.
L’intérieur était poussiéreux, mais pas mort.
Les bancs étaient renversés, les papiers dispersés. Mais la lumière dans les interstices des murs vibrait doucement, comme si le bâtiment respirait.
Elle s’approcha du centre.
Le sol était gravé d’un cercle — immense — dans lequel étaient inscrits des mots qu’elle ne connaissait pas. Ou plutôt… qu’elle semblait reconnaître dans son corps.
La pierre de Kaël chauffait dans sa poche.
Le carnet vibra. Lentement. Puis une page se détacha seule, flottant quelques centimètres au-dessus de la reliure.
Sur elle :
“Ce que tu ouvres ne sera pas refermé. Ce que tu entends ne sera pas oublié. Le cercle est mémoire. Et la mémoire te réclame.”
Elle s’agenouilla.
Posa la plume au centre du cercle. Le sol frissonna.
Puis une lumière pâle jaillit du dessin. Douce. Pas aveuglante. Une brume s’éleva lentement, sans froid, sans humidité. Juste… une autre atmosphère.
Un battement.
Pas un son. Une sensation.
Puis une voix :
“Valmeïr est ouvert.”
Alméa resta là.
Les yeux fermés.
Le corps immobile.
Mais dans son esprit, des portes s’ouvraient.
Des corridors. Des visages. Des phrases qu’elle avait cru inventées. Et une ville obsidienne qui l’attendait encore.
Et elle comprit : elle n’était pas venue à Valmeïr.
Valmeïr était venu à elle.
Chapitre 4 – Le jugement des spirales
Iserra s’était reconfigurée autour d’elle, comme une immense horloge sans aiguilles. Alméa marchait sans orientation claire, mais chaque pas semblait être validé par le sol. Les spirales sous ses pieds brillaient à intervalles réguliers, dessinant un chemin qui s’adaptait à ses hésitations.
À l’approche d’un bâtiment en forme d’ellipse brisée, la pierre spiralée chauffa dans sa poche. Le carnet vibra, puis s’ouvrit seul, ses pages tournant dans une cadence silencieuse. Une nouvelle phrase s’y grava, nette, comme une sentence :
“Ce que tu portes sera vu. Ce que tu caches sera pesé.”
Devant elle, une porte s’ouvrit — sans poignée, sans bruit. Elle entra.
La salle des spirales n’avait pas de murs. Juste des courbes flottantes, des cercles suspendus à différentes hauteurs, animés d’une lumière intérieure. Chacun tournait doucement, dans une gravité aléatoire. Elle avança, le souffle court, les pupilles dilatées par l’étrangeté du lieu.
Des voix lointaines flottaient sans source.
“Souviens-toi d’elle.” “Tu ne devais pas savoir.” “Iserra ne pardonne rien. Mais elle choisit.”
Au centre de la salle, un socle s’éleva.
Un miroir spiralé. Mais vivant — il pulsait comme une pupille cosmique.
— Alméa Lioren, dit une voix androgyne, posée dans l’espace, — présente ta mémoire.
Elle s’approcha, les jambes lourdes. Elle posa le carnet sur le socle. Immédiatement, les spirales se mirent à tourner plus vite. Chaque cercle projetait un souvenir : sa mère qui pleure sans bruit, Kaël adolescent qui recopie des glyphes, une nuit sans étoile où elle avait voulu disparaître.
Mais Iserra ne montrait pas tout.
Elle affichait aussi des souvenirs qui n’étaient pas les siens.
Un jardin sous la mer. Une fille aux yeux rouges lisant un livre vide. Une main qui s’efface après avoir dessiné une spirale sur la joue d’un nourrisson.
Alméa recula, le vertige au ventre.
— Ce ne sont pas mes souvenirs.
— Ils sont en toi, répondit la voix. Iserra ne distingue pas l’origine. Seulement le poids.
Les spirales se figèrent.
Trois d’entre elles descendirent lentement jusqu’à elle. Chacune portait une couleur — bleu, argent, noir.
— Choisis ton faille, dit la voix. Celle que tu porteras jusqu’au seuil.
Alméa hésita. Chaque spirale diffusait une émotion :
La bleue : le doute
L’argentée : le manque
La noire : le renoncement
Elle tendit la main vers la noire.
Un souffle glacé traversa la salle. Les spirales s’éloignèrent. Le socle s’abaissa.
Et dans le carnet, une page se redessina :
“Tu as été pesée. Iserra te tolère. Mais elle ne t’accompagnera pas.”
Alméa sortit. Le ciel avait changé. Une spirale immense tournait au-dessus de la ville, dans une lenteur cosmique. Elle avait été jugée.
Et désormais… elle était libre. Mais seule.
Chapitre 5 – L’autre Elle
La ville d’Iserra avait changé. Depuis le jugement, l’atmosphère semblait plus dense, plus intime. Les rues courbées se refermaient lentement, comme si elles s’adaptaient à l’état d’esprit d’Alméa. Rien n'était immobile, mais tout semblait se figer autour d’elle.
Elle ne savait pas où elle allait.
Seulement qu’elle y était attendue.
Le carnet vibra pour la première fois depuis la salle des spirales. Une ligne apparaissait, fine, tremblante :
“Si tu ne te reconnais pas… quelqu’un le fera à ta place.”
Elle s’arrêta devant un passage étroit, encadré par deux murs miroitants, tachés d’ombres mobiles. Ce quartier ne figurait sur aucune carte. Il semblait se construire au rythme de ses hésitations.
En franchissant le seuil, le monde se réfracta.
Chaque mur était fait d’un verre liquide, captant ses mouvements, mais les retardant légèrement — comme si les reflets pensaient avant d’imiter. Des sons flottaient, disloqués, fragmentés :
“Elle est restée. Tu es partie.” “Et pourtant… vous êtes une.”
Puis, au détour d’une impasse incurvée, une silhouette apparut.
Une femme. Le même âge. Les mêmes traits. Mais plus calme, plus sombre. Les yeux, surtout, étaient différents — couleur cuivre, fixés sur Alméa avec une forme de reconnaissance douloureuse.
— Tu es enfin là, dit-elle.
— Qui es-tu ?
— Celle que tu n’as pas pu devenir. Parce que tu es partie. Moi, j’ai attendu Kaël. Et je l’ai perdu autrement.
Le souffle d’Alméa se coupa. Ce n’était pas une hallucination. Ce n’était pas un miroir. C’était une vie parallèle. Un fragment dissocié. Une mémoire incarnée.
— Je ne suis pas ton reflet.
— Non. Je suis ta déviation.
Elles s’assirent face à face dans une pièce sans murs, entourée de pages flottantes — extraits du carnet d’Alméa, mais réécrits. La voix du double vibrait comme une note basse:
— Tu es venue chercher le souffle. Moi, je suis restée avec l’absence. Iserra a divisé nos trajectoires. Mais elle veut que nous choisissions.
— Choisir… quoi ?
— Qui portera la spirale finale.
Alméa sentit un vertige lui traverser les nerfs. Les pages autour d’elles se mirent à tournoyer. Une phrase se grava sur toutes simultanément :
“Le dernier souffle n’appartient qu’à une.”
Le double s’approcha et posa sa main contre la poitrine d’Alméa.
— Je te connais mieux que personne. Et c’est pourquoi… je peux te laisser partir.
— Tu renonces ?
— Je fais ce que toi… tu ne pourrais pas faire.
Un flux d’énergie noire s’échappa de ses doigts. Alméa sentit un fragment d’elle se briser, mais aussi s’ouvrir. Une fusion douce. Un deuil actif.
Son double recula, le sourire triste.
Puis disparut.
Dans le carnet, une seule page restait lisible:
“Ce que tu viens de perdre te manquera. Mais ce que tu es devenue… saura pourquoi.”
Chapitre 6 – L’empreinte oubliée
La lumière d’Iserra avait changé. Elle n’éclairait plus — elle révélait. Chaque chose que croisaient les yeux d’Alméa semblait murmurer : “je n’ai pas toujours été ce que tu crois.” Les façades ondulaient légèrement dans l’air comme des souvenirs qui hésitent. Même ses pas produisaient des échos décalés, comme si le sol se souvenait des trajectoires d’un autre corps.
Elle suivait une courbe tracée sur une page du carnet — gravée pendant son sommeil. Aucun nom. Juste une spirale brisée qui tournait vers l’est.
Le lieu qu’elle atteignit n’avait pas de porte. Seulement une cavité béante, creusée dans une tour faite de verre opaque. L’air y était plus froid, plus ancien. À l’intérieur, des objets suspendus dans le vide — carnets, lettres, vêtements, extraits de pierres. Tous gravitaient lentement autour d’un point central.
Un scribe l’attendait, sans visage. Son corps était fait d’encre, qui changeait de teinte à chaque respiration.
— Tu viens chercher tes souvenirs ?
— Non. Je viens vérifier s’ils sont encore à moi.
Le scribe hocha lentement sa tête fluide.
— Alors tu dois lire ce que tu n’as jamais écrit.
Il tendit une page. Alméa la prit. Elle tremblait légèrement.
“Mon nom est Alméa. Mais ce souvenir est celui de quelqu’un d’autre.”
En bas, une signature. Pas la sienne.
Talyen.
Elle ne connaissait pas ce nom. Et pourtant… une décharge dans le cœur.
Le scribe s’approcha du cercle central, et toucha un filament de lumière. Plusieurs fragments apparurent :
Une chambre d’enfant.
Une femme qui berce une poupée en spirale.
Une voix qui chuchote “Alméa est le nom qu’on a greffé.”
Le carnet dans sa poche se referma brutalement.
La salle des empreintes se mit à tourner.
Tous les objets autour d’elle montraient des scènes qu’elle n’avait jamais vécues — mais dont chaque émotion lui était familière.
Un livre sur lequel elle pleure sans avoir jamais lu.
Un miroir fendu où elle parle à quelqu’un… mais son reflet répond autrement.
— Tu portes des souvenirs transplantés, dit le scribe. Le souffle en toi a été greffé par Valmeïr. Et les spirales… les ont cultivés.
— Alors je suis quoi, exactement ?
Le scribe se transforma. Son corps devint translucide. Une spirale de lumière s’échappa de son torse. Et sa voix, multiple, dit :
“Tu es le mélange. Le point d’oubli devenu racine.”
Avant de partir, Alméa vit un objet flotter vers elle : un médaillon. Gravé à l’intérieur, un visage inconnu… et pourtant familier. En arrière-plan : une ville en ruine. Et une phrase :
“Quand la mémoire ment, le souffle devient fable.”
Chapitre 7 – Les veilleurs d’Iserra
La spirale au-dessus de la ville semblait s’être arrêtée. Non pas figée dans le temps, mais en attente — comme une respiration suspendue. Alméa marchait vers le cœur d’Iserra, guidée par une page apparue dans son carnet au matin :
“Les veilleurs ne vivent pas dans le temps. Ils le maintiennent.”
Une tour s’élevait au centre de la spirale, faite de verre translucide et de lignes mouvantes. À mesure qu’elle approchait, les murs se rétractaient légèrement, comme pour lui offrir le passage. Le chien — réapparu au seuil de la ville, sans explication — marchait à ses côtés, muet, les oreilles tendues.
À l’intérieur de la tour, le silence était total. Pas l’absence de son — la présence d’un silence actif, presque organique. Une lumière pâle glissait le long des parois, révélant des silhouettes assises, alignées en cercle, les yeux clos. Les veilleurs.
Ils n’étaient pas humains. Pas entièrement. Leurs corps semblaient faits de brume solide, de spirales inscrites dans des veines visibles, de visages déformés par le souffle accumulé.
Quand elle entra dans le cercle, leurs yeux s’ouvrirent d’un même mouvement.
Un murmure s’éleva — sans bouche, sans langue.
“Tu portes la faille greffée. Tu es l’oubli qui respire.”
Alméa recula d’un pas. Le chien grogna doucement.
— Pourquoi suis-je ici ?
Une voix — plus ancienne que toutes — vibra dans l’air :
“Parce que tu es celle qui pourrait nous succéder.”
Le sol devint translucide. Sous ses pieds, elle vit des spirales vivantes, des souvenirs fragmentés, des morceaux d’autres existences. Son propre reflet s’y mêlait — divisé en plusieurs versions.
Une enfant qui n’avait jamais fui. Une adolescente restée auprès de Kaël. Une adulte qui avait renoncé au souffle.
— Je ne suis pas tout cela.
— Non. Mais tu les contiens.
Les veilleurs levèrent la main. Une sphère de mémoire s’éleva.
Dedans : Kaël. Mais différent. Transfiguré. Un souffle noir tournait autour de lui — une entité, presque divine.
— Il a traversé. Mais il ne peut revenir sans ton choix.
— Mon choix ?
— Accepter de porter Iserra… ou la laisser s’éteindre.
Un gardien s’approcha. Il ouvrit ses paumes. Dedans : une spirale lumineuse et une spirale éteinte.
— L’une te lie. L’autre te libère.
Alméa sentit le carnet s’ouvrir. Une phrase apparaissait lentement :
“Ce que tu choisis façonnera Kaël… mais aussi ton souvenir.”
Elle resta là, entre les veilleurs, entre les spirales, entre elle et ce qu’elle pourrait devenir.
La lumière se concentra.
Le monde retenait son souffle.
Chapitre 8 – Le retour de Kaël
La tour d’Iserra restait silencieuse. Les veilleurs s’étaient dissous dans la lumière, ne laissant derrière eux qu’un cercle de brume tournante. Alméa se tenait au centre, les paumes ouvertes, les yeux rougis par l’attente et par la vision du choix à venir. Rien ne bougeait, et pourtant… tout semblait sur le point d’être bouleversé.
Le carnet vibra. Une page se détacha seule.
“Ceux qui sont partis ne reviennent jamais. À moins que le souffle ne les recrée.”
Alors la spirale au-dessus de la ville s’élargit. Une déchirure dans le ciel. Pas une lumière — une absence. Une fente dans la toile du monde. Et dans cette faille… un corps.
Kaël.
Mais pas tel qu’elle l’avait connu.
Il flottait doucement entre deux battements, enveloppé d’un souffle noir et pâle à la fois. Sa forme oscillait, comme si la réalité hésitait à le contenir. Lorsqu’il ouvrit les yeux, elle vit des galaxies miniatures dans ses iris — des bribes de mondes, des fragments de ce qu’il avait traversé.
— Tu es revenu, murmura-t-elle.
— Non. Je suis ce que le passage a fait de moi.
Il approcha, sans toucher le sol. La tour vibra sous son souffle. Le chien s’éloigna, comme par respect ou crainte. Les spirales autour d’Alméa s’écartèrent, offrant un espace clos, intime, dense.
— Je ne suis plus tout à fait Kaël. Mais tout ce que je suis… ne tient qu’à toi.
Elle s’avança. Leur corps se frôlèrent sans se rejoindre. Elle voyait en lui les blessures, les changements, les déformations sacrées d’un être traversé. Mais elle sentait aussi l’écho du garçon qu’elle avait aimé.
— Et moi ? Suis-je encore celle que tu connaissais ?
Kaël ferma les yeux. Une larme s’échappa — mais elle ne tomba pas. Elle se cristallisa dans l’air et devint… une spirale.
— Tu es celle qui m’a laissé partir. Et c’est en cela que je suis revenu.
Ils s’embrassèrent sans corps — par mémoire, par accord. Les spirales tournèrent plus vite, formant une cathédrale de souffle autour d’eux. Chaque fragment de leur passé se rejoua dans l’espace — une danse cosmique de tout ce qu’ils avaient été, perdu, imaginé, reconstitué.
Puis Kaël recula.
— Mais je ne peux rester. Pas ainsi.
— Je peux t’aider. Je peux choisir pour toi.
— Tu ne dois pas choisir pour moi, Alméa. Tu dois choisir pour le monde qui te survivra.
Le carnet vibra. Une page blanche apparut. Un choix à inscrire. Une décision à graver.
Chapitre 9 – Le dernier oubli
Elle ne dormait pas. Elle n’était pas éveillée non plus.
Alméa flottait dans un espace entre les respirations du monde, là où Iserra ne parlait plus mais continuait de penser à voix basse. Le carnet était ouvert sur ses genoux, ses pages blanches comme si rien n’avait jamais été écrit. Mais elle savait que tout y existait — ailleurs. Dans une boucle mémorielle que seule la ville pouvait entendre.
Au-dessus d’elle, la spirale tournait lentement. Sa lumière s’atténuait. Le ciel n’était plus ciel — juste une matière neutre, suspendue, qui attendait qu’on y trace une dernière courbe.
Et la question vibrait en elle :
Que faut-il effacer pour pouvoir continuer ?
Un escalier invisible descendait sous la tour. Elle le suivit sans bruit, les murs respirant à son passage. À mesure qu’elle descendait, les parois changeaient de texture. D’abord lisses, puis granuleuses, puis poreuses — comme si elles étaient faites de mémoire fossile.
Au bout du tunnel, une salle circulaire, vaste, vide.
Au centre : une dalle de verre noir.
Et posés dessus : trois objets.
Une spirale gravée dans un carnet d’un autre.
Une plume rouge, fendue.
Un éclat de souffle — liquide, translucide, vibrant.
Elle comprit immédiatement. Chacun représentait une part d’elle.
Une voix retentit. Pas dans l’air. Dans son crâne.
“Tu ne peux garder les trois. Le monde ne tolère pas la totalité. Il faut choisir ce que tu oublieras.”
Elle approcha des objets.
Si elle choisissait de renoncer à la spirale, elle abandonnerait sa filiation, sa continuité, son passage.
Si elle choisissait la plume fendue, elle effaçait Kaël. Non la douleur. Juste sa trace.
Si elle choisissait le souffle liquide, elle renonçait à toute mémoire. Elle serait libre. Mais vide.
Le carnet vibra. Une phrase y apparut, gravée lentement :
“Ce que tu oublieras sera gardé par quelqu’un d’autre. Choisis qui tu confieras à l’univers.”
Elle s’agenouilla. Et tendit la main vers la plume rouge.
— Je garderai le souffle. Je porterai la spirale. Mais je renonce à Kaël… en moi.
La pièce se mit à tourner.
Une brume s’éleva. La dalle disparut. Et les murs projetèrent des fragments de Kaël : ses rires, ses colères, ses silences. Puis tout s’estompa. Comme une lumière qu’on éteint doucement.
Alméa se releva. Son visage avait changé. Il portait une faille nouvelle — invisible, mais perceptible. Son souffle était intact, mais creusé. Elle marchait, plus légère, mais le monde autour d’elle semblait l’avoir vieilli.
Le carnet refermé vibrait encore, puis s’éteignit.
Iserra chanta.
Une spirale s’ouvrit au centre de la ville.
Chapitre 10 – Ce que le souffle devient
Iserra avait changé — subtilement, mais irréversiblement.
La spirale centrale tournait plus lentement, comme si elle retenait le dernier battement du monde. Les rues s’étaient élargies sans se déplacer. Les bâtiments, désormais lumineux de l’intérieur, semblaient réfléchir au passage d’Alméa. Elle avançait sans plan. Son choix avait été fait. Et tout autour d’elle… réagissait.
Des arbres poussaient là où il n’y avait que poussière la veille. Leurs troncs étaient recouverts de spirales végétales, dont les fibres pulsaient comme des veines. Des enfants — sans nom, sans âge — jouaient entre les racines, parlant une langue faite de sons liquides et de gestes hérités de rêves.
Alméa s’arrêta devant l’un d’eux. Il tendit une pierre à spirale, translucide comme une goutte de mémoire. Elle la toucha.
Une sensation douce — non pas un souvenir, mais une promesse.
La promesse que tout ce qui avait été abandonné… se réinventait dans ceux qui n’avaient jamais connu la perte.
Les carnets anciens étaient devenus des graines. Elle vit des pages s’envoler et se dissoudre dans l’air, rejoindre le souffle ambiant, puis plonger dans la terre, d’où naissaient des plantes aux phrases murmurées.
“Elle n’écrit plus. Elle inspire.”
Iserra ne demandait plus de jugements. Elle proposait des rythmes. Des spirales libres. Des mémoires ouvertes.
Kaël… était partout. Non en corps. Mais en fond. Dans l’air. Dans les reflets. Dans chaque silence qu’Alméa franchissait, il y avait un fragment de ce qu’ils furent — non pas figé, mais fertile.
Le carnet vibra une dernière fois.
Une page blanche. Pas d’instruction. Juste un cercle tracé par lui-même.
Alméa le regarda.
Puis elle referma le carnet.
Et sourit.
Chapitre 11 – La ville sans contours
Elle s’éveilla dans une chambre sans murs.
Autour d’elle, des rideaux de brume, des meubles à peine esquissés, et des objets qui semblaient flotter entre deux intentions. Elle ne savait pas combien de temps avait passé — ou même si le temps existait encore dans la forme qu’elle connaissait. Elle était calme.
Iserra était devenue un organisme.
Elle marchait dans ses couloirs comme on marche dans un rêve devenu lucide. Chaque porte qu’elle ouvrait ne menait pas à une pièce, mais à une sensation.
Un souvenir flou de sa mère lui tendant une plume.
La caresse d’un vent qu’elle n’avait jamais senti.
Une voix, lointaine :
“Tu as franchi les contours. Tu n’es plus cartographiable.”
Elle croisa des êtres aux formes humaines — mais elles semblaient dessinées par le souffle lui-même. Certaines portaient des spirales tatouées sur la peau, d’autres lisaient des livres vierges. Tous souriaient doucement.
— Alméa, dit l’un d’eux. Tu n’as besoin de ton nom ici.
— Alors pourquoi suis-je encore moi ?
— Parce que tu as traversé sans résister. Tu es devenue l’espace entre le souffle et le mot.
Elle s’assit dans une courbe de pierre chaude. Son corps se laissait porter. Son esprit s’ouvrait.
Iserra ne lui posait plus de questions.
Elle l'écoutait simplement penser.
Chapitre 12 – Les spirales se souviennent
Le dernier matin ne se leva pas.
Il se diffusa.
La lumière glissa lentement sur les spirales de la ville, s’attardant dans les interstices, flottant entre les battements d’une respiration collective.
Alméa se tenait sur la grande dalle de verre, là où la spirale s’était formée pour la première fois. Elle n’attendait plus rien. Mais Iserra, elle, avait encore une chose à dire.
Le carnet s’ouvrit.
Une dernière page, gravée lentement par une main invisible :“Tu étais ici avant ton premier oubli. Tu seras là après ton dernier souffle.”
Elle posa la main sur la spirale.
Et elle ne disparut pas.
Elle s’élargit.
La ville tout entière s’ouvrit, formant une gigantesque courbe — une spirale géométrique et organique, tournée vers le ciel, vers le souffle, vers ce que l’oubli avait construit sans qu’elle le sache.
Iserra devenait monde.
Alméa devenait souvenir fertile.
Et le souffle… se souvenait.
Fin

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