LES OMBRES DE LA ROCHE NOIRE 2




Les ombres de la roche noire  2

écrit par Corinne A


 

Chapitre 1Le Passage 

La diligence s’arrêta . Éloi descendit sur le quai, le manteau serré, le carnet dans la poche intérieure. Le ciel  était bas, chargé de pluie, et les collines semblaient flotter dans une brume épaisse. Il avait quitté Paris sans prévenir, porté par une intuition. Les archives de l’Académie mentionnaient un cartographe disparu en 1720, Jacques Delorme, envoyé dans les hautes terres pour relever les reliefs autour de Pouzol. 

Il loua un cheval, prit la route vers l’est, longeant les gorges, puis montant vers les plateaux. Le paysage changeait : les forêts cédaient la place aux pâturages, les villages devenaient plus rares, plus silencieux. À mesure qu’il approchait, une tension sourde s’installait. 

Le château apparaissait au loin, perché sur son promontoire rocheux, à demi ruiné, ses murs éventrés, ses tours effondrées. Il n’était plus qu’une carcasse de pierre, battue par les vents. Mais quelque chose en lui résistait. Une présence. 

Éloi s’installa dans une ferme voisine, tenue par une vieille femme nommée Jeanne. Elle parlait peu, mais ses yeux semblaient tout savoir. 

— Vous venez pour le château ? demanda-t-elle un soir, en servant une soupe de lentilles. 

— Pour ce qu’il cache. 

Elle hocha la tête. 

— Il ne cache rien. Il garde. 

Le lendemain, Éloi monta vers les ruines. Le sentier était escarpé, bordé de genêts et de pierres sèches. Le vent soufflait fort, soulevant des nuées de feuilles mortes. Il entra dans la cour effondrée, observa les murs, les arches, les escaliers brisés. Puis il trouva une cave. Profonde. Sombre. Et au fond, une dalle noire. 

Il s’agenouilla. Elle vibrait. 

Il nota dans son carnet : 

“Château de Pouzol. Dalle noire identique à Apchon. Vibration. Orientation nord-est. Présence souterraine probable.” 

Il chercha autour. Une pierre gravée. Une date : 1703. Et une phrase : 

“Nous avons fui. Nous avons creusé. La Roche nous a gardés.” 

Il comprit. Jacques Delorme n’avait pas disparu. Il s’était enfoui. Comme les autres. Comme ceux d’Apchon. 

Il trouva une trappe, dissimulée sous des gravats. Il l’ouvrit. Un escalier. Une galerie. Identique à celle d’Apchon. Mais plus vaste. Plus ancienne. 

Il descendit. Le passage semblait vivant. Il respirait. Il gardait la mémoire. 

Au printemps, Éloi atteignit une cavité plus vaste, où les murs portaient des noms. Certains barrés. D’autres soulignés. Il comprit : ce n’était pas un simple souterrain. C’était un refuge. Un lieu de survie. 

Il n’y avait plus de doute. Le passage reliait les deux châteaux. Une veine souterraine, creusée dans la Roche Noire. Un lien ancien. Secret. 

Le souterrain était froid, sec, silencieux. Les murs portaient des inscriptions, des dessins, des symboles. Et des noms. Des dizaines de noms. Gravés à la main. Certains barrés. D’autres soulignés. Au fond, une salle ronde. Une stèle. Une carte. Gravée dans la pierre. Elle montrait le Massif central. Et des cercles. Apchon. Pouzol. La Margeride. Le Mézenc. Tous reliés par des lignes. 

Éloi resta figé. 

Il nota : 

“Réseau de pierres noires. Lieux reliés. Souterrains = mémoire partagée. Cartographie gravée = transmission secrète.” 

Il comprenait. La Roche Noire n’était pas un lieu. C’était un système. Un langage. Une mémoire. 

Et alors, il vit. Une silhouette. Courbée. Immobile. Elle ne bougeait pas. Elle semblait attendre. 

Il s’approcha. Ce n’était pas Ysabeau. Mais elle portait une couronne de genêts fanés. 

 

 

 

 

Chapitre 2Les Veilleurs 

La silhouette ne bougeait pas. Elle se tenait au fond de la salle souterraine, entre deux piliers de basalte, le visage dissimulé sous une capuche de laine grossière. Éloi s’approcha lentement, le souffle court, la lanterne tremblante dans sa main. La lumière révéla un visage de femme, marqué par le temps, les rides profondes, les yeux d’un gris pâle, presque translucide. 

Elle parla sans le regarder. 

— Vous êtes descendu. Comme les autres. Comme ceux qui cherchent. 

— Qui êtes-vous ? demanda Éloi. 

— Une veilleuse. Il y en a dans chaque lieu. Nous ne parlons pas. Nous gardons. 

Elle désigna la carte gravée dans la pierre. 

— Ce réseau n’est pas fait de tunnels. Il est fait de mémoires. Chaque cercle est une cicatrice. Chaque pierre, un témoin. 

Éloi s’assit sur le banc de pierre, le cœur battant. 

— Pourquoi moi ? 

— Parce que vous avez vu. Et parce que vous avez écouté. 

Elle sortit un objet de sa cape : une pierre noire, lisse, ronde, percée en son centre. Elle la posa sur la stèle. 

— Ceci est une clef. Pas pour ouvrir. Pour se souvenir. 

Éloi la prit. Elle était tiède. Elle vibrait. 

La veilleuse se leva. 

— Vous pouvez partir. Oublier. Revenir à vos cartes, à vos mesures. Ou rester. Veiller. Transmettre. 

— Et Ysabeau ? 

Elle s’arrêta. 

— Elle veille ailleurs. Chaque lieu a son gardien. Chaque mémoire, son témoin. 

Éloi resta longtemps dans le souterrain. Il relut ses notes, ses croquis, ses pensées. Il comprenait. Ce n’était pas une enquête. C’était une initiation. 

Il remonta à l’aube. Le château de Pouzol était silencieux, baigné d’une lumière grise. Le vent soufflait doucement. Et dans l’air, une vibration. Faible. Mais réelle. 

 

 

 

 

Chapitre 3Le Livre des Pierres 

L’hiver s’était installé sur les plateaux. Le vent soufflait en longues rafales, soulevant la neige en volutes pâles, et les arbres nus semblaient griffer le ciel. Éloi vivait désormais dans un buron abandonné, à mi-hauteur entre Pouzol et les crêtes . Il avait renoncé à Paris, à l’Académie, aux salons éclairés à la bougie. Il avait choisi le silence. 

Chaque matin, il allumait un feu de genêts secs, faisait chauffer de l’eau dans une marmite cabossée, et s’asseyait à sa table de bois brut. Devant lui, des carnets, des cartes, des fragments de manuscrits. Et une pierre noire, ronde, percée, posée au centre comme un cœur battant. 

Il écrivait. 

Pas un traité. Pas un journal. Un livre. Le Livre des Pierres. 

Il y consignait tout : les lieux, les cercles, les noms gravés, les phrases murmurées, les vibrations ressenties. Il dessinait les cartes à la main, traçait les lignes souterraines, les correspondances entre les sites. Il ajoutait des symboles, des codes, des repères invisibles à l’œil profane. 

Mais surtout, il écrivait pour ceux qui viendraient après. Pour les veilleurs. 

Le buron était modeste : une seule pièce, un lit de paille, une étagère de bois, une lampe à huile. Mais il était chaud, protégé du vent, et ouvert sur les hauteurs. Par la fenêtre, Éloi voyait les crêtes enneigées, les hêtres tordus, les corbeaux qui tournaient lentement dans le ciel gris. 

Il sortait parfois, marchait dans la neige, repérait les affaissements du sol, les pierres dressées, les cavités dissimulées. Il avait découvert deux autres cercles : l’un près du Mézenc, l’autre dans les bois de la Margeride. Tous portaient les mêmes marques. Tous vibraient. 

Il nota : 

“Les cercles ne sont pas des lieux. Ce sont des seuils. Ils ne séparent pas. Ils relient.” 

Il commença à recopier les noms gravés dans les souterrains. Il les classa par époque, par lieu, par motif. Certains étaient accompagnés de phrases: 

“Je suis entrée. Je veille.” 

“La pierre m’a parlé.” 

“Ce qui est enfoui revient.” 

Il comprit que ces noms formaient une lignée. Une chaîne. Une mémoire. 

Un soir, alors que le vent soufflait plus fort que jamais, Éloi entendit frapper à la porte. Il ouvrit. Une silhouette, emmitouflée dans une cape de laine, le visage caché. Elle entra sans un mot, s’assit près du feu. 

Puis elle parla. 

— Vous écrivez ? 

— Oui. 

— Pour qui ? 

— Pour ceux qui ne savent pas encore qu’ils veillent. 

Elle sortit un objet de sa cape : une pierre noire, plus grande, marquée d’un cercle gravé. Elle la posa sur la table. 

— Ceci est la dernière. Elle vient de l’Aubrac. 

Éloi la prit. Elle vibrait. Mais différemment. Comme une voix grave, ancienne, fatiguée. 

— Elle est lourde, dit-il. 

— Parce qu’elle a tout vu. 

La silhouette se leva, ouvrit la porte, disparut dans la nuit. 

Éloi resta là, le regard fixé sur la pierre. Il comprenait. Le Livre des Pierres n’était pas un livre. C’était une offrande. 

 

 

 

 

Chapitre 4Les Cartes Muettes 

Le vent soufflait sur les hauteurs de l’Aubrac, soulevant les brumes matinales en nappes mouvantes. Éloi marchait lentement, son cheval tenu par la bride, les sabots crissant sur le givre. Il descendait vers Saint-Flour, ville austère posée sur son promontoire volcanique, où l’évêché et les archives royales conservaient des documents anciens. Il avait entendu parler, dans une auberge de Lacalm, d’un cartographe du siècle précédent — un certain Pierre de Lestang — qui aurait codé des symboles dans les cartes du Haut-Cantal. 

Il arriva à Saint-Flour en fin de journée, les jambes lourdes, les mains engourdies. Il trouva refuge chez un maître papetier, ami de l’Académie, qui lui ouvrit les portes d’un grenier rempli de cartes, de registres, de atlas reliés de cuir. L’odeur de parchemin, de poussière et de cire chaude emplissait l’air. 

Éloi passa des heures à fouiller, à comparer, à superposer. Il découvrit des anomalies : des courbes qui ne correspondaient pas au terrain, des points marqués sans légende, des cercles minuscules, toujours placés près d’anciens burons ou de ruines. 

Il nota : 

“Cartes de 1698, 1721, 1740 : présence de cercles muets. Aucun commentaire. Alignement avec sites de pierre noire. Codage probable.” 

Il trouva un atlas annoté à la main. Une phrase, en latin : 

“Memoria lapidum, non verba.” — “La mémoire des pierres, non des mots.” 

Il comprit. Certains cartographes savaient. Ils ne pouvaient pas parler. Alors ils ont dessiné. Codé. Transmis. 

Le soir, dans la chambre froide du papetier, Éloi recopia les symboles. Il les classa. Il les relia. Il traça une carte nouvelle : celle des veilleurs. Chaque cercle, chaque souterrain, chaque pierre noire devenait un point. Et entre eux, des lignes. Non géographiques. Mais mémorielles. 

Il se souvint d’un mot gravé dans le souterrain de Pouzol : “Ce qui est enfoui revient.” 

Il comprit que les cartes muettes étaient des appels. Des balises. Des chants silencieux. 

Quelques jours plus tard, il retourna à Apchon. À pied. Trois jours de marche, sous la neige, dans le vent. Il passa par les crêtes, les burons, les bois. Il s’arrêta devant la clairière du cercle. Les pierres étaient dispersées. Mais la dalle noire, fendue, vibrait encore. 

Il s’agenouilla. Il posa sa carte. Il posa sa main. 

Et il entendit. Faiblement. Comme un souffle. 

 

 

 

 

Chapitre 5Le Chant des Veilleurs 

La neige tombait en silence sur les crêtes du Haut-Cantal. Les flocons s’accrochaient aux genêts, aux pierres, aux toits de lauze, recouvrant le paysage d’un manteau blanc et dense. Le vent s’était calmé, et le monde semblait suspendu, comme figé dans une attente. 

Éloi marchait lentement, son manteau serré, son carnet dans la poche intérieure. Il avait reçu un message — une simple feuille, glissée sous la porte du buron. Une phrase, tracée à la plume : 

“Ce soir, à la clairière des trois hêtres. Viens seul.” 

Il connaissait l’endroit. Une clairière cachée, au nord d’Apchon, bordée de trois hêtres noueux, dont les branches s’entrelacent comme des bras. Il y était passé autrefois, sans s’y attarder. Mais cette nuit, il y allait pour écouter. 

Il arriva au crépuscule. La neige crissait sous ses pas. La clairière était éclairée par des lanternes posées au sol, formant un cercle. Une dizaine de silhouettes étaient là, vêtues de capes sombres, les visages dissimulés. Personne ne parlait. 

Une femme s’avança. Elle portait une couronne de genêts fanés. Elle tendit à Éloi une pierre noire, percée. Il la prit. Elle vibrait. 

Puis le chant commença. 

Pas un chant de mots. Un chant de sons. Graves. Lents. Comme un souffle venu de la terre. Les veilleurs se tenaient debout, les mains posées sur leurs pierres, les yeux fermés. Le chant montait, descendait, tournait. Il semblait suivre une ligne invisible, une mémoire souterraine. 

Éloi ferma les yeux. Il sentit la vibration dans sa poitrine, dans ses os, dans sa mémoire. Des images surgissaient : le cercle de pierres, la stèle de Pouzol, le manuscrit du buron, les noms gravés dans le souterrain. 

Puis le chant s’arrêta. Un silence épais s’installa. Une silhouette s’approcha d’Éloi, lui tendit un carnet. Il l’ouvrit. Des pages manuscrites. Des cartes. Des noms. Des fragments de mémoire. 

— Ceci est pour toi, dit la voix. Tu écris. Tu transmets. Tu veilles. 

Éloi hocha la tête. Il comprenait. Il n’était plus un cartographe. Il était devenu un veilleur. 

Le lendemain, il retourna au buron. Il alluma le feu, ouvrit son carnet, et commença à recopier les chants. Non les sons. Mais les lignes. Les courbes. Les spirales. Il traçait une carte nouvelle. Une carte de mémoire. 

Il nota : 

“Le chant ne dit pas. Il rappelle. Il ne parle pas. Il veille.” 

 

 

 

 

Chapitre 6Le Souffle des Pierres 

L’hiver s’étirait sur les plateaux comme une longue plainte. Le vent, plus rare mais plus mordant, descendait des crêtes en rafales sèches, soulevant la neige durcie en éclats brillants. Le silence était profond, presque minéral. Les burons étaient fermés, les bêtes descendues, et les hommes restaient près du feu, parlant peu, écoutant beaucoup. 

Éloi vivait seul, dans son buron de pierre, à flanc de colline. Chaque jour, il observait. Non les hommes, mais les pierres. Il avait disposé les fragments de roche noire sur une table de bois, orientés selon les points cardinaux, et il notait leurs réactions. Car elles réagissaient. 

Les jours de vent du sud, elles vibraient faiblement. Les nuits de pleine lune, elles devenaient tièdes. Lorsqu’il chantait — même doucement, même faux — elles semblaient s’animer, comme si elles reconnaissaient un rythme ancien. 

Il nota dans son carnet : 

“Les pierres ne sont pas mortes. Elles respirent. Lentement. Selon les vents, les saisons, les voix.” 

Il commença à expérimenter. Il plaçait les pierres dans des cercles, les reliait par des fils de laine, les exposait à la lumière, à l’obscurité, au chant. Il traçait des spirales autour d’elles, des glyphes empruntés aux manuscrits anciens. Et chaque fois, quelque chose changeait. 

Un soir, alors que le vent soufflait du nord-est, il posa sa main sur la plus ancienne des pierres — celle venue de l’Aubrac, marquée d’un cercle gravé. Elle était froide. Puis tiède. Puis brûlante. Il retira sa main. Une marque rouge s’y dessinait : un cercle, net, précis. 

Il comprit. Ce n’était pas une brûlure. C’était une empreinte. 

Il se rendit alors au cercle dispersé d’Apchon. Il ramassa les pierres, les nettoya, les réinstalla. Lentement. Respectueusement. Il reconstitua le cercle, selon les orientations solaires, les repères anciens. Puis il plaça la pierre de l’Aubrac au centre. 

Il s’assit. Il attendit. 

Le vent tomba. Le silence s’installa. Et alors, un souffle. Faible. Mais réel. Comme une respiration venue du sol. 

Les pierres vibraient. En rythme. Comme un chœur muet. 

Éloi ferma les yeux. Il entendait. Non des mots. Mais des mémoires. Des fragments. Des voix anciennes. 

“Je suis entrée. Je veille.” 

“La pierre m’a parlé.” 

“Ce qui est enfoui revient.” 

Il comprit que les pierres étaient des archives. Non de papier. Mais de souffle. De chant. De saison. 

 

 

 

Chapitre 7Le Manuscrit des Veilleurs 

Le buron était devenu un scriptorium. Chaque pierre, chaque objet, chaque carnet avait sa place. Éloi écrivait à la lueur d’une lampe à huile, le souffle du vent comme seul compagnon. Il ne rédigeait pas un traité. Il tissait une mémoire. 

Les pages s’accumulaient : croquis de cercles, relevés de vibrations, transcriptions de chants, fragments de témoignages. Il utilisait une encre faite de suie et de résine, sur du papier épais, rugueux, qu’il fabriquait lui-même à partir de fibres de genêt et de cendre. 

Il ne signait rien. Il ne datait rien. Le manuscrit n’était pas pour les savants. Il était pour les veilleurs. 

Chaque chapitre du livre portait un titre simple : La pierre, Le chant, Le cercle, Le souffle. Et sous chaque titre, des phrases courtes, comme des incantations : 

“Ce qui ne parle pas se souvient.” “Le vent est une mémoire.” “La carte ne montre pas. Elle cache.” 

Il relisait, corrigeait, ajoutait. Il savait que ce livre ne serait jamais publié. Il serait transmis. De main en main. De pierre en pierre. 

Un matin de janvier, alors que la neige recouvrait tout, Éloi vit une silhouette approcher du buron. Un homme âgé, courbé, vêtu d’une cape de laine grise, les mains noircies par le charbon. Il entra sans un mot, s’assit près du feu. 

— Vous écrivez, dit-il. 

— Oui. 

— Vous veillez. 

Éloi hocha la tête. 

L’homme sortit un carnet. Ancien. Relié de cuir. Il le posa sur la table. Éloi l’ouvrit. Les pages étaient couvertes de symboles, de lignes, de cercles. Mais pas de mots. 

— C’est une carte, dit Éloi. 

— C’est un chant. Codé. 

Il expliqua. Certains veilleurs ne parlaient pas. Ils dessinaient. Ils gravaient. Ils transmettaient par la forme, non par le sens. 

Éloi comprit que son manuscrit devait inclure cela. Des pages muettes. Des pages qui vibrent. 

L’homme se leva, posa une pierre noire sur le rebord de la fenêtre, et disparut dans la neige. 

Éloi se rendit à Aurillac, à pied, en trois jours. Il y consulta les cartes royales, les relevés topographiques, les atlas militaire  

 

 

Chapitre 8Le Cercle des Saisons 

Le solstice d’hiver approchait. Le vent soufflait du nord, sec et mordant, soulevant la neige en volutes pâles. Les crêtes du Haut-Cantal étaient blanches, silencieuses, figées dans une lumière d’étain. Éloi marchait lentement vers le col des Trois Croix, un promontoire rocheux au-dessus d’Apchon, visible depuis le cercle de pierres. 

Les trois croix se dressaient là depuis des siècles. La première, en forme de X, était la croix de Saint André, usée par le vent, penchée vers l’est. La seconde, droite, fine, portait une inscription effacée : “Jean veille.” La troisième, plus basse, sans nom, sans symbole, semblait taillée dans une pierre noire, différente des deux autres. 

Les anciens disaient que ces croix marquaient les saisons. Que les veilleurs s’y réunissaient à chaque solstice, pour chanter, transmettre, et se souvenir. 

Éloi s’agenouilla devant la croix sans nom. Elle vibrait. Faiblement. Comme une respiration. 

Le soir du solstice, il monta à nouveau. La neige crissait sous ses pas. Le ciel était clair, constellé d’étoiles, et la lune pleine baignait le paysage d’une lumière bleue. Une dizaine de silhouettes étaient là, vêtues de capes sombres, les visages dissimulés. Chacun portait une pierre noire, percée, suspendue à une corde de lin. 

Ils formèrent un cercle autour des croix. Le chant commença. Grave. Lent. Comme un souffle venu du sol. Pas de mots. Juste des sons. Des vibrations. 

Puis, un à un, les veilleurs s’approchèrent des croix. Devant Saint André, ils posèrent leurs pierres en X. Devant Saint Jean, ils les alignèrent en colonne. Devant la croix sans nom, ils les enfouirent dans la neige. 

Éloi comprit. Chaque croix portait une mémoire. Une saison. Une voix. 

Il nota : 

“Croix de Saint André = mémoire du sacrifice. Croix de Saint Jean = mémoire de la parole. Croix sans nom = mémoire du silence.” 

Après le chant, un veilleur s’approcha d’Éloi. Une femme âgée, au regard clair, aux mains noueuses. 

— Tu as vu. Tu as entendu. Tu dois choisir. 

— Choisir quoi ? 

— La croix. 

Éloi regarda les trois pierres. Il s’approcha de la croix sans nom. Il s’agenouilla. Il posa sa pierre dans la neige. 

Le vent souffla. La pierre vibra. Et dans l’air, une voix. Faible. Mais réelle. 

“Tu es devenu ce que tu cherchais.” 

 

 

Chapitre 9Le Retour 

Le vent avait changé. Il ne soufflait plus en rafales glacées, mais en brises tièdes, chargées d’odeurs de mousse, de genêt, de terre réveillée. Les crêtes du Haut-Cantal perdaient lentement leur manteau blanc, et les pierres réapparaissaient, noires, humides, comme des cicatrices dans le paysage. Éloi plia ses affaires dans le buron : ses carnets, ses cartes, son manuscrit enveloppé dans une toile de lin. Il ne partait pas pour fuir. Il partait pour transmettre. 

Il descendit à pied, seul, le pas lent, le regard attentif. Chaque arbre semblait différent, chaque pierre plus vivante. Il traversa les pâturages où les premières fleurs pointaient, les bois où les oiseaux recommençaient à chanter, les hameaux où les volets s’ouvraient à nouveau. Les gens le saluaient sans poser de questions. Certains lui tendaient du pain, du lait, une pierre noire. Il comprenait que le réseau des veilleurs ne se disait pas. Il se reconnaissait. 

Dans un vallon oublié, il trouva un village abandonné. Trois maisons de pierre, une fontaine sèche, une chapelle en ruine. Il entra. L’air était froid, mais paisible. Sur l’autel, une pierre noire, percée, posée sur un linge blanc. Il s’agenouilla. Il ouvrit son manuscrit. Il ajouta une page, à la plume, lentement, comme on grave : 

“Lieu sans nom. Mémoire intacte. Présence silencieuse.” 

Il resta là une nuit. Il rêva de cercles, de chants, de croix, de veilleurs. Le matin, il déposa une copie du manuscrit sous la pierre, enveloppée dans une toile, et repartit sans se retourner. 

Dans chaque village qu’il traversait, il laissait une trace. Une page manuscrite, une carte, un chant transcrit. Il ne parlait pas. Il écoutait. Il observait les enfants qui jouaient près des pierres, les anciens qui touchaient le sol, les femmes qui chantaient en lavant le linge. Il comprenait que la Roche Noire n’était pas un secret. C’était une mémoire. Une mémoire qui ne voulait pas être révélée, mais déposée, confiée, murmurée. 

Il nota dans son carnet : 

“La mémoire ne se crie pas. Elle se dépose. Elle se confie à ceux qui savent écouter.” 

Il arriva à Apchon au solstice d’été. Le cercle de pierres était intact. Les croix se dressaient sur la crête, immobiles, veillant. Le vent soufflait doucement, comme une respiration. Il s’assit au centre du cercle, ouvrit son manuscrit, et lut à voix basse, pour personne, pour tous : 

“Ce qui est enfoui revient. Ce qui est oublié veille.” 

Une silhouette s’approcha. Une jeune fille, pieds nus, les cheveux tressés, une pierre noire suspendue à son cou. Elle s’assit sans un mot. Elle écouta. Éloi lui tendit le manuscrit. Elle le prit, le posa sur ses genoux, le caressa du bout des doigts. 

— C’est pour toi, dit-il. 

Elle ne répondit pas. Elle posa sa pierre au centre du cercle. Le vent vibra. Les pierres frémirent. Et dans l’air, une voix. Faible. Mais réelle. 

“Tu es devenu ce que tu cherchais.” 

Éloi quitta Apchon à l’automne. Il marcha vers l’est, vers les terres qu’il ne connaissait pas encore. Il portait un carnet vierge, une pierre noire, et un chant. Il savait que le livre ne lui appartenait plus. Il appartenait à ceux qui veillent. 

Et dans le vent, il entendait encore : 

“Ce qui veille ne dort pas. Ce qui veille ne parle pas. Ce qui veille se souvient.” 

 

 

 

 

Chapitre 10La Pierre et l’Enfant 

Le vent soufflait doucement sur les collines, chargé d’odeurs de foin coupé, de mousse humide, de genêt en fleur. Le cercle de pierres était intact, veillé par les croix, par les chants, par le silence. Mais Éloi n’était plus là. Il avait laissé son manuscrit, sa pierre, son souffle. Et il était parti vers l’est, vers les terres inconnues. 

L’enfant s’appelait Lison. Elle avait huit ans, les cheveux sombres, les yeux clairs, et une façon de marcher qui faisait craquer les feuilles sans les froisser. Elle vivait à Apchon, dans une maison basse, avec sa grand-mère, qui parlait peu mais chantait souvent. Lison aimait les pierres. Elle les ramassait, les lavait, les alignait. Mais une seule l’intriguait : une pierre noire, percée, posée au centre du cercle. 

Elle y allait chaque jour. Elle s’asseyait. Elle écoutait. Elle ne savait pas ce qu’elle attendait. Mais elle savait qu’elle attendait. 

Un soir, alors que le vent tournait, elle entendit une voix. Faible. Comme un souffle. 

“Tu peux entrer.” 

Elle se leva. Elle posa sa main sur la pierre. Elle sentit une chaleur. Une vibration. Elle ne comprenait pas. Mais elle n’avait pas peur. 

La grand-mère s’appelait Ysabeau. Elle avait veillé longtemps. Elle avait vu Éloi partir. Elle avait gardé le manuscrit, l’avait lu, l’avait recopié. Elle savait que Lison entendait. Elle ne disait rien. Elle chantait. 

Un matin, elle tendit à Lison une page. Écrite à la main. Une carte. Un cercle. Une phrase : 

“Ce qui veille ne dort pas.” 

Lison la lut. Elle ne demanda rien. Elle la glissa dans sa poche. 

Les jours passaient. Lison rêvait. De souterrains, de chants, de pierres qui parlent. Elle dessinait des cercles, des spirales, des croix. Elle ne savait pas pourquoi. Mais elle savait que c’était juste. 

Un soir, elle descendit dans la cave de la maison. Elle trouva une dalle. Elle la toucha. Elle vibrait. 

Elle comprit que la mémoire ne se transmet pas par les mots. Elle se transmet par les gestes. Par les pierres. Par les enfants. 

 

 

Chapitre 11Le Chant de Lison 

Le printemps s’était installé sur les hauteurs comme une caresse. Les genêts éclataient en jaune vif, les hêtres déployaient leurs feuilles tendres, et les ruisseaux chantaient à nouveau entre les pierres. Lison marchait pieds nus dans les prairies, les cheveux défaits, les poches pleines de cailloux. Elle ne parlait pas beaucoup. Elle écoutait. 

Depuis qu’elle avait posé sa main sur la pierre noire, quelque chose avait changé. Elle rêvait plus fort. Elle entendait des sons que les autres ne percevaient pas : des vibrations dans les murs, des souffles dans les racines, des murmures dans les branches. Elle ne savait pas si c’était réel. Mais elle savait que c’était vrai. 

Elle commença à chanter. Pas des chansons apprises. Des sons venus d’elle, comme des souffles, des spirales, des appels. Elle chantait en marchant, en dessinant, en regardant les nuages. Et parfois, les pierres vibraient. 

Un jour, elle s’assit au centre du cercle. Elle ferma les yeux. Elle chanta. Lentement. Grave. Comme Éloi l’avait fait, comme Ysabeau le faisait encore. Le vent se leva. Les pierres frémirent. Une corneille tourna au-dessus d’elle, en silence. 

Elle ouvrit les yeux. Une silhouette était là. Un homme âgé, vêtu d’une cape de laine, les mains noircies par le charbon. Il ne dit rien. Il s’assit. Il écouta. 

Puis il tendit à Lison une pierre. Noire. Percée. Elle la prit. Elle vibrait. 

— Tu entends, dit-il. 

— Oui. 

— Tu peux chanter. 

Elle hocha la tête. Elle comprenait. Le chant n’était pas un art. C’était une mémoire. 

Les jours passaient. Lison dessinait des cercles dans la terre, des spirales sur les murs, des croix sur les pierres. Elle ne savait pas d’où cela venait. Mais elle savait que cela devait être fait. 

Elle trouva un carnet ancien dans la cave. Relié de cuir, couvert de poussière. Elle l’ouvrit. Des pages manuscrites. Des cartes. Des phrases : 

“Le chant ne dit pas. Il rappelle.” 

“La pierre ne parle pas. Elle veille.” 

“Ce qui est enfoui revient.” 

Elle recopia les pages. Elle ajouta les siennes. Elle traça des lignes, des formes, des sons. Elle ne cherchait pas à comprendre. Elle cherchait à transmettre. 

Un soir, alors que le ciel était rouge et or, elle monta vers les trois croix. Le vent soufflait doucement. Les genêts embaumaient. Elle s’agenouilla devant la croix sans nom. Elle posa sa pierre. Elle chanta. 

Le chant monta. Lentement. Comme une brume. Comme un souvenir. Les croix frémirent. Le sol vibra. Et dans l’air, une voix. 

“Tu es devenue ce que tu étais.” 

Lison sourit. Elle ne savait pas ce que cela voulait dire. Mais elle savait que c’était juste. 

 

 

 

 

Chapitre 12Le Souffle des Racines 

Les jours s’étiraient dans une lumière douce, presque dorée. Le printemps s’était installé pour de bon, et les collines du Haut-Cantal vibraient d’une vie discrète mais intense. Les hêtres déployaient leurs feuilles comme des mains ouvertes, les genêts embaumaient les sentiers, et les racines semblaient frémir sous la terre humide. Lison marchait lentement, les pieds nus, les paumes ouvertes, attentive à tout ce qui ne se disait pas. 

Depuis qu’elle avait chanté devant la croix sans nom, quelque chose avait changé. Elle ne rêvait plus seulement de pierres. Elle rêvait d’arbres. De racines. De bois creux. Elle entendait des sons dans les troncs, des vibrations dans les branches, des murmures dans les feuilles. Elle ne savait pas si c’était réel. Mais elle savait que c’était vivant. 

Un matin, elle s’arrêta devant un vieux hêtre, tordu par le vent, creusé par le temps. Elle posa sa main sur l’écorce. Elle sentit une pulsation. Faible. Rythmée. Comme un souffle. Elle s’agenouilla. Elle écouta. Et elle entendit : 

“Je suis plus ancien que la pierre.” 

Elle recula. Elle ne comprenait pas. Mais elle n’avait pas peur. 

Elle commença à explorer les bois. Non les sentiers. Les replis. Les creux. Les racines apparentes. Elle traçait des cercles autour des arbres, des spirales dans la mousse, des croix sur les troncs. Elle chantait. Lentement. Grave. Et parfois, les branches frémissaient. 

Elle trouva un arbre différent. Un frêne, haut, droit, dont les racines sortaient de terre comme des doigts. Au pied, une pierre noire. Percée. Elle la prit. Elle vibrait. 

Elle nota dans son carnet : 

“La mémoire ne se limite pas à la roche. Elle circule dans les racines. Elle respire dans le bois.” 

Elle comprit que les cercles de pierres étaient des seuils. Mais les arbres étaient des relais. Des veilleurs végétaux. 

Ysabeau l’observait sans rien dire. Elle savait. Elle avait vu cela autrefois. Mais elle n’avait jamais osé entrer dans la mémoire des racines. Elle avait veillé les pierres. Lison allait plus loin. 

Un soir, elle tendit à l’enfant un vieux carnet. Relié de cuir, couvert de feuilles séchées. À l’intérieur, des dessins d’arbres, des cartes de racines, des phrases : 

“Ce qui pousse se souvient.” 

“Le bois garde les chants.” 

“Les racines relient les cercles.” 

Lison lut. Elle recopia. Elle ajouta ses propres pages. Elle traça des lignes entre les arbres, entre les pierres, entre les chants. 

Un matin, elle suivit un ruisseau. Il serpentait entre les hêtres, les frênes, les genêts. Elle marcha longtemps. Puis elle trouva un cercle. Non de pierres. De racines. Entrelacées. Vivantes. Au centre, une pierre noire. Elle s’agenouilla. Elle chanta. 

Le chant monta. Lentement. Comme une sève. Comme une mémoire. Les racines frémirent. Le sol vibra. Et dans l’air, une voix. 

“Tu es devenue ce que tu devais être.” 

Lison sourit. Elle ne savait pas ce que cela voulait dire. Mais elle savait que c’était juste. 

 

 

 

 

Chapitre 13Le Feu et la Brume 

Le ciel était bas, chargé de brume, et les collines semblaient flotter dans une mer de lait. Le vent s’était tu. Les sons étaient étouffés. Même les corneilles volaient bas, comme si le monde retenait son souffle. Lison marchait seule dans les bois, sa pierre noire contre sa poitrine, son carnet dans la poche. Elle avait entendu parler du feu. Du feu qui réveille les pierres. Du feu qui parle. 

Elle arriva dans une clairière qu’elle ne connaissait pas. Au centre, un cercle de cendre. Autour, des pierres noires, disposées en spirale. Une silhouette l’attendait. Un homme, grand, vêtu d’une cape de laine, le visage marqué par le vent et le silence. 

— Tu es venue, dit-il. 

— J’ai entendu. 

Il tendit une torche. Lison hésita. Puis elle la prit. Elle l’alluma. Le feu crépita, rouge, vif, vivant. Elle marcha lentement vers le cercle. Elle toucha chaque pierre avec la flamme. Et chaque pierre vibra. 

Le chant monta. Grave. Lent. Comme un souffle ancien. Le feu dansait. La brume tournait. Et dans l’air, une voix : 

“Ce qui brûle éclaire. Ce qui éclaire veille.” 

Lison comprit que le feu n’était pas destruction. Il était révélation. 

Elle resta dans la clairière jusqu’à la nuit. Le feu s’était éteint. La brume s’était épaissie. Elle ne voyait plus les arbres. Mais elle entendait. Des pas. Des chants. Des souffles. 

Des veilleurs. 

Ils s’approchèrent. Ils formèrent un cercle. Ils posèrent leurs pierres. Ils chantèrent. Lison ferma les yeux. Elle chanta aussi. Et dans la brume, elle vit. Des visages. Des noms. Des mémoires. 

Elle comprit que la brume n’était pas un voile. Elle était une mémoire. Une archive mouvante. 

Le lendemain, elle écrivit dans son carnet : 

“Le feu révèle. La brume transmet. Les pierres se souviennent.” 

Elle savait que le cercle ne s’arrêtait pas là. Il tournait. Il respirait. Il veillait. 

 

 

 

 

Chapitre 14Le Cercle des Ombres 

Le ciel était lourd, chargé de nuages bas, et la lumière semblait hésiter à descendre sur les collines. Lison marchait seule, guidée par une sensation plus que par un savoir. Elle suivait les ruisseaux, les lignes de mousse, les arbres tordus. Elle cherchait quelque chose. Un lieu. Un murmure. Une absence. 

Elle arriva dans une combe oubliée, envahie de ronces, de pierres renversées, de silence épais. Le sol était humide, les racines apparentes, les oiseaux absents. Elle s’arrêta. Elle savait. C’était un cercle. Un cercle ancien. Mais brisé. 

Les pierres étaient là, dispersées, fendues, certaines enfouies. Il n’y avait pas de chant. Pas de vibration. Juste une attente. 

Elle s’agenouilla. Elle toucha le sol. Elle sentit une pulsation. Faible. Blessée. Comme une mémoire qui ne veut plus parler. 

Elle resta là longtemps. Puis elle se leva. Elle commença à dégager les pierres, une à une. Elle les nettoya, les redressa, les orienta. Elle ne savait pas comment. Mais ses gestes étaient justes. 

Les jours suivants, elle revint. Elle apporta des feuilles, des cendres, des chants. Elle traça des spirales dans la terre, des croix sur les troncs, des cercles dans la mousse. Elle chantait. Lentement. Grave. Comme une caresse. 

Le cercle reprenait forme. Non comme avant. Mais comme maintenant. Avec ses blessures. Avec ses silences. 

Un soir, alors que le vent tournait, elle posa sa pierre noire au centre. Elle s’assit. Elle ferma les yeux. Elle chanta. 

Le chant monta. Faible. Hésitant. Puis plus fort. Les pierres frémirent. Le sol vibra. Et dans l’air, une voix : 

“Ce qui est brisé peut veiller.” 

Elle ouvrit les yeux. Une silhouette était là. Une femme âgée, vêtue de laine, les mains noueuses. Elle s’approcha. Elle tendit une pierre. Fendue. Mais percée. 

— Elle a veillé. Elle peut encore. 

Lison la prit. Elle la posa au centre. Elle comprit que le cercle des ombres n’était pas un lieu perdu. C’était un lieu blessé. Et que veiller, c’était aussi réparer. 

Elle écrivit dans son carnet : 

“Certains cercles chantent. D’autres pleurent. Tous veillent.” 

Elle resta là jusqu’à l’aube. Le vent soufflait doucement. Les pierres vibraient. Et dans le silence, une mémoire renaissait. 

 

 

 

 

Chapitre 15Ceux qui viendront 

Le vent s’était levé dans la nuit, un vent doux, chargé de brume et de pollen, qui glissait sur les collines comme une main invisible. Les pierres vibraient faiblement, comme si elles respiraient en sommeil. Lison s’était levée avant l’aube. Elle avait préparé son sac : le carnet, la pierre noire, une corde de lin, quelques feuilles séchées, et un morceau de pain. Elle ne savait pas où elle allait. Mais elle savait pourquoi. 

Elle marcha longtemps. Le soleil se levait lentement, rouge, puis or, puis blanc. Les genêts s’ouvraient. Les corneilles tournaient. Les ruisseaux chantaient. Elle suivait les lignes invisibles, les courbes du sol, les murmures du vent. Elle ne cherchait pas un lieu. Elle cherchait une mémoire. 

Elle arriva dans un vallon qu’elle ne connaissait pas. Il n’y avait rien. Pas de cercle. Pas de croix. Juste une clairière, un arbre, un silence. Elle s’assit. Elle posa sa pierre. Elle ouvrit son carnet. Elle écrivit : 

“Ce lieu ne parle pas. Mais il écoute.” 

Elle resta là des heures. Le vent tournait. Les ombres glissaient. Elle chantait. Faiblement. Comme une graine. 

Un enfant apparut. Il avait six ans, les cheveux clairs, les yeux sombres, les mains pleines de terre. Il ne dit rien. Il s’assit. Il regarda la pierre. Il toucha le carnet. Il écouta. 

Lison lui tendit une feuille. Dessinée à la main. Un cercle. Une spirale. Une phrase : 

“Ce qui veille ne dort pas.” 

L’enfant la prit. Il ne demanda rien. Il la glissa dans sa poche. 

Ils restèrent là, longtemps. Sans parler. Le vent soufflait. Les pierres vibraient. Le sol respirait. 

Lison se leva. Elle marcha vers l’arbre. Elle toucha l’écorce. Elle sentit une pulsation. Elle comprit que ce lieu pouvait devenir un cercle. Un seuil. Un chant. 

Elle traça une spirale dans la terre. Elle posa sa pierre au centre. Elle chanta. Lentement. Grave. Comme une promesse. 

Le chant monta. Le vent tourna. Le sol vibra. Et dans l’air, une voix : 

“Ceux qui viendront sauront.” 

Elle écrivit dans son carnet : 

“Je ne suis pas la dernière. Je suis le passage.” 

Elle ferma le carnet. Elle le confia à l’enfant. Il le prit. Il ne dit rien. Il s’éloigna, lentement, vers les bois. 

Le soir venu, Lison retourna au cercle des Trois Croix. Le ciel était rouge, puis violet, puis noir. Les croix veillaient. Le vent soufflait. Elle s’agenouilla devant la croix sans nom. Elle posa une nouvelle pierre. Percée. Vivante. 

Elle chanta. Pour ceux qui viendront. Pour ceux qui veillent. Pour ceux qui ne savent pas encore qu’ils savent. 

Et dans le vent, une voix. Faible. Mais réelle.“Ce qui est transmis ne meurt pas.” 

 

ÉpilogueCe qui veille 

Le vent soufflait doucement sur les crêtes du Haut-Cantal. Les genêts étaient fanés, les hêtres rougis, et les pierres noires baignées d’une lumière oblique, presque dorée. Le cercle était intact. Les croix veillaient. Et dans le silence, quelque chose respirait. 

Lison marchait lentement, son carnet à la main, sa pierre contre le cœur. Elle avait grandi. Non en âge, mais en écoute. Elle savait désormais ce que veiller voulait dire. Ce n’était pas garder un secret. C’était porter une mémoire. 

Elle s’assit au centre du cercle. Elle ouvrit son carnet. Elle relut les pages. Les chants. Les cartes. Les phrases murmurées. Elle comprenait. 

La Roche Noire n’était pas une matière. C’était une mémoire organique, née du feu, nourrie par les racines, réveillée par le chant. Elle vibrait selon les saisons, les voix, les gestes. Elle ne parlait pas. Elle se souvenait. 

Les cercles n’étaient pas des lieux. Ils étaient des seuils. Des points de passage entre le visible et l’enfoui. Chaque cercle portait une mémoire différente : une blessure, une promesse, une disparition. Certains étaient intacts. D’autres brisés. Tous veillaient. 

Les croix marquaient les trois voies : – Saint André, le sacrifice. – Saint Jean, la parole. – La croix sans nom, le silence. Elles formaient une trinité de transmission : ce qui est donné, ce qui est dit, ce qui est gardé. 

Les cartes muettes étaient des chants codés. Des balises. Des appels. Des fragments de mémoire confiés à ceux qui savent lire autrement. Elles ne guidaient pas. Elles rappelaient. 

Le feu révélait. La brume transmettait. Les racines reliaient. Et les enfants, comme Lison, réinventaient. 

Lison ferma le carnet. Elle posa sa pierre au centre. Elle chanta. Lentement. Grave. Comme une offrande. 

Et dans le vent, une voix. Faible. Mais réelle. 

“Ce qui est transmis ne meurt pas.” 

Elle se leva. Elle marcha vers l’est. Vers les terres qu’elle ne connaissait pas encore. Elle portait un nouveau carnet. Une pierre. Un chant. 

Elle savait que d’autres cercles existaient. D’autres veilleurs. D’autres enfants. Elle savait que certains lieux attendaient encore d’être réveillés. Que certaines mémoires dormaient. Que certaines voix n’avaient pas encore chanté. 

Elle savait que ce n’était pas la fin. 

Et quelque part, dans une vallée oubliée, sous un arbre tordu, une pierre vibrait. Faiblement. Comme une respiration. 

 

 

 

Quatrième de couverture 

Il y a des lieux qui ne parlent pas, mais qui écoutent. Des pierres qui ne brillent pas, mais qui vibrent. Des chants qui ne disent rien, mais qui se souviennent. 

Dans les hautes terres du Massif central, un cartographe nommé Éloi découvre un réseau de cercles oubliés, de pierres noires percées, et de chants silencieux transmis de génération en génération. Ce qu’il croyait être une enquête devient une initiation. Chaque lieu, chaque croix, chaque carte muette révèle une mémoire enfouie, une présence qui veille. 

À travers les saisons, les vents, les racines et les brumes, Éloi rencontre les veilleurs — ceux qui ne parlent pas, mais qui gardent. Il écrit un manuscrit secret, destiné à ceux qui viendront. Et lorsque l’enfant Lison entre à son tour dans le cercle, le chant recommence. 

Roman de transmission, de silence et de souffle, Ceux qui veillent tisse une mémoire organique entre la roche, le feu, les arbres et les voix. Il ne livre pas des réponses, mais des seuils. Il ne clôt pas une histoire, il en ouvre une autre. 

Ce qui est enfoui revient. Ce qui est transmis ne meurt pas. 

 

 

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