LES OMBRES DE LA ROCHE NOIRE

  

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Les Ombres de la Roche Noire 

 

Écrit par  

Corinne A 

 

Chapitre I — Le Voyageur et la Roche 

Octobre 1764. Le vent soufflait dru sur les crêtes du Cantal, arrachant aux hêtres leurs dernières feuilles et jetant sur les chemins des ombres mouvantes. Éloi de Brézé, cartographe mandaté par l’Académie royale des sciences, avançait à cheval sur un sentier muletier, son carnet de relevés bien à l’abri sous sa cape. Il avait quitté Murat à l’aube, et les sabots de sa monture résonnaient désormais sur les pierres volcaniques du plateau. 

Devant lui, le village d’Apchon se dévoilait, blotti au pied d’un éperon rocheux sur lequel se dressaient les ruines du vieux château. Une silhouette austère, noire, presque menaçante. Les tours éventrées semblaient scruter l’horizon, comme des sentinelles oubliées. 

Le village était silencieux. Quelques fumées s’échappaient des toits de lauze, mais aucun enfant ne jouait dehors. Au centre de la place, une pierre dressée, noire et lisse, attirait le regard. Elle ne portait ni croix, ni inscription. Juste une présence. Les villageois passaient à côté sans la toucher, sans même la regarder. 

Éloi descendit de cheval, s’approcha. Il posa la main sur la roche : froide, presque humide. Il nota dans son carnet : 

“Pierre noire, non chrétienne. Orientation nord-sud. Possible vestige païen. Réaction étrange des habitants.” 

À l’auberge, une bâtisse basse aux poutres sombres, il fut accueilli par Ysabeau, la fille du garde-chasse. Elle avait les yeux clairs, les gestes vifs, et une manière de parler qui trahissait l’habitude de se taire. 

— Vous venez pour les cartes ? demanda-t-elle en versant une soupe de lentilles dans un bol d’étain. 

— Oui. Je dois relever les reliefs du Haut-Pays, entre ici et les crêtes de l’ouest. Il paraît que cette région n’a jamais été correctement triangulée. 

Ysabeau haussa les épaules. 

— Y’a des endroits qu’on ne mesure pas. Des endroits qu’on évite. 

Elle désigna la forêt au nord, là où les hêtres se resserraient en une masse sombre. 

— Mon père dit qu’il y a des trappes à loup là-bas. Vieilles. Certaines sont encore ouvertes. On y trouve des os, parfois. 

Éloi fronça les sourcils. 

— Des os de loup ? 

Elle le regarda sans répondre. 

Le soir venu, il monta jusqu’au château. Les pierres étaient noires, veinées de lichens. Une partie des murs tenait encore, mais les salles étaient vides, envahies par les ronces. Dans une cave effondrée, il crut voir une ouverture, comme une bouche dans la roche. Trop étroite pour s’y glisser. Trop sombre pour en deviner la profondeur. 

Il nota : 

“Cave du château. Fissure dans le sol. Courants d’air. Possible cavité naturelle ou ancien passage.” 

En redescendant, il croisa un vieil homme assis sur un banc, le regard perdu vers la pierre noire. 

— Elle parle, vous savez, dit-il sans détourner les yeux. 

— Qui ça ? 

— La roche. Mais faut savoir écouter. 

Éloi ne répondit pas. Le vent s’était levé, et dans les branches, quelque chose semblait murmurer. 

 

Chapitre II — Les Veillées de l’Aubrac 

La nuit était tombée sur Apchon comme un manteau épais. Le vent s’était calmé, mais le froid s’était installé, mordant les pierres et les os. Dans la salle commune de l’auberge, une dizaine de villageois s’étaient réunis autour de l’âtre. Les flammes dansaient sur les visages burinés, projetant des ombres mouvantes sur les poutres noircies. Une marmite de châtaignes cuisait lentement, et l’odeur de la fumée se mêlait à celle du cuir et de la laine humide. 

Éloi s’était installé en retrait, son carnet sur les genoux. Il observait, écoutait. Les veillées étaient des mines d’or pour qui savait entendre : récits, croyances, fragments d’histoire. Ce soir-là, les langues se déliaient. 

— C’était en 1748, dit un vieil homme au regard voilé. Mon frère était berger, là-haut, vers les bois de la Roche Noire. Il a disparu un matin. On a retrouvé sa cape, accrochée à une branche. Mais pas de corps. Juste des traces… comme si quelque chose l’avait traîné. 

Un murmure parcourut l’assemblée. Ysabeau, assise près du feu, leva les yeux. 

— Il y a des trappes là-bas. Vieilles. Creusées à la main. Mon père dit qu’elles ne sont pas toutes faites pour les loups. 

— Et pour quoi alors ? demanda Éloi. 

Elle le regarda longuement. 

— Pour ce qui rôde. 

Le silence retomba. Puis une femme âgée, les mains noueuses, reprit : 

— La Roche Noire, elle parle quand le vent vient du nord. On l’entend dans les caves. Des voix. Des pas. Mais personne ne monte là-haut depuis des années. 

Éloi nota : “Roche Noire = lieu tabou. Disparitions. Trappes anciennes. Croyances locales : voix, pas, vent du nord.” 

Il demanda : 

— Et cette pierre au centre du village ? Elle semble… ancienne. 

Le vieux reprit : 

— Elle est là depuis toujours. Avant le château. Avant l’église. On l’appelait “la pierre qui veille”. Mais faut pas la toucher. Elle garde. 

— Elle garde quoi ? 

— Ce qu’on a voulu oublier. 

Les flammes crépitèrent. Une bûche s’effondra dans l’âtre, projetant une gerbe d’étincelles. Éloi sentit un frisson lui parcourir l’échine. Ce n’était pas la peur. C’était autre chose. Une présence. 

Plus tard, dans sa chambre, il relut ses notes. Il traça une esquisse du village, marqua la pierre noire, le château, les bois au nord. Il hésita, puis ajouta un point : “Zone suspectée : Roche Noire.” 

Il ne savait pas encore que ce point deviendrait le centre de sa carte. Et de son destin. 

Chapitre III — Le Cartographe et le Curé 

Le lendemain matin, une brume épaisse recouvrait Apchon comme un linceul. Les toits de lauze semblaient flotter dans un océan de coton, et les cloches de l’église sonnaient à peine, étouffées par l’humidité. Éloi, emmitouflé dans sa cape, descendit vers le presbytère, un bâtiment austère aux volets clos, adossé à l’église romane dont le clocher carré dominait le village. 

Le père Géraud l’attendait dans une pièce sombre, où brûlait un feu discret. C’était un homme d’âge mûr, au visage creusé, aux mains noueuses, vêtu d’une soutane râpée. Ses yeux, d’un gris pâle, semblaient avoir vu plus que ce qu’ils disaient. 

— Vous êtes le cartographe ? demanda-t-il sans préambule. 

— Éloi de Brézé, envoyé par l’Académie royale. Je dois relever les reliefs du Haut-Pays, entre Apchon et les plateaux de l’ouest. 

Le curé hocha la tête, puis désigna une carte ancienne accrochée au mur. Elle représentait la région, grossièrement, avec des noms parfois effacés, des rivières mal placées, et une zone vide au nord du village. 

— On ne cartographie pas ce qui ne veut pas être vu, dit-il en désignant le blanc. 

Éloi s’approcha. 

— Pourquoi cette zone est-elle laissée vide ? 

— Parce qu’elle change. Les chemins s’y déplacent. Les sons y mentent. Et ceux qui s’y aventurent… ne reviennent pas toujours. 

Il se tut, puis ajouta : 

— Mais vous êtes un homme de science. Vous ne croyez pas à ces choses. 

Éloi hésita. 

— Je crois aux faits. Mais je sais que les faits naissent parfois dans l’ombre. 

Le curé sourit, presque tristement. 

— Alors vous êtes plus sage que vous ne le paraissez. 

Ils parlèrent longuement. Le père Géraud évoqua les archives paroissiales, les registres de baptême et de décès, les disparitions inexpliquées. Il montra à Éloi un vieux livre relié de cuir, dont les pages étaient couvertes d’une écriture serrée. 

— Ceci est le journal de mon prédécesseur, le père Albin. Il y consigna des phénomènes étranges : des bruits dans les caves, des lueurs dans les bois, des enfants qui parlaient à des pierres. 

Éloi lut quelques lignes : 

“La nuit du 12 novembre 1742, les cloches sonnèrent seules. Le vent était tombé. Une voix s’éleva du sol, comme un chant ancien. Les villageois se terrèrent. La pierre noire semblait vibrer.” 

Il releva les yeux. 

— Vous croyez à cela ? 

Le curé se leva, s’approcha de la fenêtre, et regarda vers le château. 

— Je crois que certaines choses ne s’expliquent pas. Et que la foi ne suffit pas toujours à les contenir. 

Il se tourna vers Éloi. 

— Si vous voulez comprendre ce pays, ne vous contentez pas de le mesurer. Écoutez-le. 

En sortant du presbytère, Éloi sentit le vent se lever. Il monta vers le château, ses pas crissant sur les feuilles mortes. Dans la cour envahie par les ronces, il s’arrêta devant une ouverture à demi cachée par un pan de mur effondré. Une ancienne cave, peut-être. Ou autre chose. 

Il s’accroupit, observa. L’air qui en sortait était plus froid que celui du dehors. Et portait une odeur de terre humide, de pierre ancienne… et de quelque chose d’indéfinissable. 

Il nota dans son carnet : 

“Ouverture sous le château. Courant d’air. Odeur de cave. Possible passage. À explorer.” 

Puis il se releva, et regarda vers le nord. Là où les bois s’épaississaient. Là où les trappes à loup attendaient. 

 

 

Chapitre IV — Les Archives de Calmet 

Le soleil peinait à percer les nuages ce matin-là. Une lumière pâle baignait les collines, donnant aux pâturages une teinte d’étain. Éloi s’était levé tôt, poussé par une intuition. Il voulait consulter les archives du village, espérant y trouver des cartes anciennes, des plans de propriété, ou des mentions de reliefs oubliés. 

Le notaire, Maître Calmet, vivait dans une maison de pierre à l’écart du bourg, entourée de murs hauts et d’un jardin en friche. L’homme était maigre, vêtu d’un gilet de laine sombre, les cheveux tirés en arrière, les yeux perçants derrière des lunettes cerclées de cuivre. 

— Les archives ne sont pas ouvertes à tous, dit-il en refermant la porte derrière Éloi. Mais vous êtes envoyé par l’Académie… alors je suppose que vous avez vos raisons. 

Il conduisit Éloi dans une pièce basse, aux murs couverts d’étagères. Des liasses de parchemins, des registres reliés de cuir, des cartes roulées dormaient là depuis des décennies. L’air sentait la poussière, le bois ancien, et une étrange odeur de cire et de terre. 

Éloi s’installa à une table, déplia les premiers documents. Il y trouva des plans cadastraux du XVIIIe siècle, des relevés de terres seigneuriales, des actes de vente. Mais ce qui attira son attention fut une carte incomplète, datée de 1721, représentant les environs d’Apchon. Une zone, au nord du château, était hachurée, sans nom, sans relief. 

— Pourquoi cette zone est-elle laissée vide ? demanda-t-il. 

Maître Calmet s’approcha, plissa les yeux. 

— On l’appelait “le bois des trappes”. Trop dangereux pour les arpenteurs. Trop mouvant. Les anciens disaient que la terre y avalait les hommes. 

— Les trappes à loup ? 

— Oui. Mais pas seulement. Il y a des fosses là-bas, creusées à la main, bien avant que les loups ne deviennent un problème. Des pièges… pour autre chose. 

Éloi sentit un frisson. Il reprit sa lecture. Un registre de 1742 mentionnait une série de disparitions : trois bergers, un enfant, et un homme venu “faire des mesures”. Aucun corps retrouvé. Juste des vêtements, des outils, et une phrase récurrente : “près de la Roche Noire.” 

Il nota dans son carnet : 

“Zone nord = bois des trappes. Disparitions récurrentes. Cartes incomplètes. Mention de Roche Noire = point central du mystère.” 

Maître Calmet lui tendit un autre document : un parchemin jauni, couvert de symboles. Une sorte de plan, mais sans échelle, sans orientation claire. Des cercles, des lignes, des points reliés comme un réseau souterrain. 

— Ceci vient du château. Trouvé dans une cave, il y a vingt ans. Personne n’a su le lire. Mais certains pensent que c’est un plan… d’en dessous. 

Éloi observa les tracés. Ils semblaient suivre les courbes du terrain, mais en creux. Comme si quelqu’un avait voulu cartographier ce qui se trouvait sous la terre. 

Il ne dit rien. Mais dans son esprit, une idée germait. Et elle ne le quitterait plus. 

En fin d’après-midi, Éloi monta vers les bois. Il voulait voir ces trappes. Ysabeau l’accompagna, silencieuse. Le sol était couvert de feuilles mortes, et le vent faisait craquer les branches. Ils marchèrent longtemps, jusqu’à une clairière où le sol semblait affaissé. 

— Là, dit-elle en désignant une dépression. C’est une ancienne trappe. Mon père dit qu’elle est encore active. 

Éloi s’approcha. Le sol était meuble, couvert de branchages. Il prit un bâton, le planta doucement. Il s’enfonça sans résistance. 

— Et si quelqu’un tombait là ? 

— Il ne remonterait pas. 

Elle le regarda, grave. 

— Vous cherchez des lignes. Mais ici, les lignes se perdent. 

 

 

Chapitre V — La Fête des Feux 

Le soir du 31 octobre, le village d’Apchon s’animait d’une agitation inhabituelle. Les ruelles étroites, bordées de murets de pierre sèche, s’emplissaient de voix basses, de pas feutrés, de silhouettes portant fagots. Les enfants, emmitouflés dans des capes trop grandes, couraient entre les maisons, les joues rouges, les yeux brillants d’excitation. C’était la veille de la Toussaint, mais ici, on l’appelait encore la nuit des feux. 

Éloi observait depuis la fenêtre de l’auberge. Le ciel était d’un noir profond, sans lune, et les étoiles semblaient s’être retirées. Le vent s’était tu, comme si le monde retenait son souffle. Ysabeau entra, vêtue d’une robe de laine sombre, une couronne de genêts fanés sur la tête. 

— Vous venez ? demanda-t-elle simplement. 

Ils descendirent vers la clairière, au pied du château. Là, les villageois avaient dressé un grand bûcher, entouré de pierres blanches. Des torches étaient plantées en cercle, et au centre, une vieille femme chantait, sa voix rauque montant comme une incantation. 

Le feu fut allumé. Les flammes s’élevèrent, hautes, dansantes, projetant sur les visages des lueurs mouvantes. Les gens se mirent à tourner autour du brasier, lentement, en silence. Pas de rire, pas de cri. Juste une ronde, comme un rituel ancien. 

Éloi sentit une étrange chaleur l’envahir. Pas celle du feu. Une chaleur intérieure, comme si quelque chose s’éveillait en lui. Il regarda Ysabeau. Elle avait fermé les yeux, ses lèvres remuaient sans bruit. Puis elle s’arrêta, se tourna vers la Roche Noire, visible au loin, et s’agenouilla. 

Le chant changea. Plus grave, plus profond. La vieille femme parlait une langue que Éloi ne connaissait pas. Peut-être du patois, peut-être autre chose. Les flammes semblèrent vaciller, comme prises d’un doute. Et alors, un craquement se fit entendre. Un bruit sec, venu du sol. 

Les villageois s’arrêtèrent. Le silence fut total. Puis, lentement, Ysabeau se releva. 

— Elle a parlé, murmura-t-elle. 

— Qui ? 

— La Roche. 

Éloi s’approcha d’elle. 

— Qu’avez-vous entendu ? 

Elle le regarda, les yeux brillants. 

— Ce n’est pas une voix. C’est un souvenir. 

Ils quittèrent la clairière tard dans la nuit. Le feu s’était éteint, ne laissant qu’un cercle de cendres. Les pierres blanches étaient noircies, comme brûlées de l’intérieur. Éloi nota dans son carnet : 

“Fête des Feux. Ronde silencieuse. Chants anciens. Réaction de la Roche Noire. Craquement souterrain. Témoignage de Ysabeau : ‘Elle a parlé.’” 

En remontant vers l’auberge, il s’arrêta devant la pierre noire. Elle semblait différente. Plus lisse. Plus sombre. Il tendit la main, hésita, puis la posa sur la surface froide. 

Et là, il sentit. Une vibration. Faible, mais réelle. Comme un souffle. Comme un battement. 

Il recula, le cœur battant. Il ne savait pas encore ce que cela signifiait. Mais il savait que la Roche Noire n’était pas qu’un vestige. Elle était vivante. 

 

 

Chapitre VI — La Disparition 

Le matin du 2 novembre s’annonça glacial. Une gelée blanche recouvrait les pâturages, et les brins d’herbe craquaient sous les pas. Le ciel, d’un gris uniforme, semblait peser sur les toits du village. Éloi, réveillé tôt, descendit dans la salle commune de l’auberge, où le feu n’avait pas encore été rallumé. Ysabeau était déjà là, les bras croisés, le visage fermé. 

— Il manque quelqu’un, dit-elle sans préambule. 

— Qui ? 

— Bastien. Le jeune vacher. Il n’est pas rentré hier soir. Il devait ramener les bêtes du plateau. 

Éloi sentit une tension dans l’air. Il connaissait Bastien : un garçon de seize ans, vif, curieux, qui l’avait aidé à porter ses instruments de mesure quelques jours plus tôt. Il avait parlé des trappes à loup avec une fascination mêlée de crainte. 

— On a cherché ? demanda Éloi. 

— Mon père est monté à l’aube. Rien. Juste des empreintes… et une zone de sol affaissée. 

Ils sortirent. Le village était silencieux, comme figé. Quelques hommes se réunissaient près de la fontaine, échangeant des regards inquiets. Le père de Ysabeau, grand homme aux mains calleuses, s’approcha. 

— On va monter. Vous venez ? 

Éloi acquiesça. Il prit son carnet, ses instruments, et suivit le groupe vers les hauteurs, là où les pâturages cédaient la place aux bois. Le chemin était escarpé, bordé de murets moussus. Des corbeaux tournaient au-dessus des arbres, leurs cris rauques résonnant comme des avertissements. 

Ils atteignirent une clairière. Là, le sol était marqué : des empreintes de sabots, des traces de pas… puis plus rien. Juste une dépression, large d’un mètre, couverte de feuilles mortes. 

— Une trappe, dit le garde-chasse. Ancienne. Elle s’est ouverte. 

Éloi s’approcha. Il planta son bâton. Le sol s’effondra légèrement, révélant une cavité sombre. L’air qui en sortait était glacial, chargé d’une odeur de terre et de fer. 

— On ne peut pas descendre sans corde, dit l’un des hommes. 

— Et s’il est là-dessous ? demanda Ysabeau. 

Un silence. Puis Éloi prit la parole. 

— Je peux descendre. J’ai l’équipement. 

Ils le regardèrent, surpris. Mais personne ne s’y opposa. 

Une heure plus tard, Éloi était harnaché, une corde nouée à la taille, une lanterne à la main. Il descendit lentement dans la fosse, les parois glissantes, les racines griffant ses bras. Le sol était meuble, humide. Il toucha terre. La lumière de la lanterne révéla une cavité étroite, creusée à la main. Des pierres taillées, disposées en cercle. Et au centre… rien. Pas de corps. Pas de traces. 

Mais sur une pierre, une inscription. Gravée grossièrement : 

“Elle prend ce qu’on oublie.” 

Éloi nota dans son carnet, les mains tremblantes : 

“Trappe active. Cavité creusée. Inscription : ‘Elle prend ce qu’on oublie.’ Aucun corps. Atmosphère oppressante.” 

Il remonta, le visage fermé. Les villageois l’attendaient, silencieux. 

— Rien, dit-il. Juste une inscription. 

Le père de Ysabeau hocha la tête. 

— Alors il est ailleurs. Ou… pris. 

Le soir, le village se rassembla dans l’église. Le père Géraud célébra une messe pour Bastien. Mais son sermon fut étrange. Il parla de mémoire, de terre, de ce qui dort sous les pierres. Il ne prononça jamais le mot “mort”. 

Éloi, assis au fond, observait les visages. Tous semblaient tendus, comme si Bastien n’était pas le premier. Comme si chacun portait en lui le souvenir d’une autre disparition. 

Après la messe, Ysabeau s’approcha. 

— Vous avez vu l’inscription ? 

— Oui. 

— Elle est ancienne. Mon grand-père en parlait. Il disait que la Roche Noire… garde les oubliés. 

Éloi frissonna. 

— Et si Bastien n’était pas oublié ? 

Elle le regarda, grave. 

— Alors elle le rendra. Mais pas comme avant. 

 

 

Chapitre VII — Le Buron des Ombres 

Le vent s’était levé dans la nuit, soufflant sur les crêtes comme un souffle d’outre-monde. Au matin, les nuages couraient bas, effleurant les sommets, et les pâturages semblaient figés sous une lumière d’étain. Éloi décida de monter vers les hauteurs, là où les bergers construisaient leurs burons — ces cabanes de pierre, isolées, battues par les vents, où l’on fabriquait le fromage et où l’on veillait les troupeaux. 

Il voulait comprendre le terrain, tracer les lignes invisibles qui reliaient les reliefs, les bois, les cavités. Mais surtout, il voulait s’éloigner du village, de ses regards, de ses silences. Depuis la disparition de Bastien, quelque chose avait changé. Les gens parlaient moins. Les enfants ne jouaient plus. Et la Roche Noire semblait plus sombre encore. 

Il marcha longtemps, son carnet à la main, notant les courbes, les affaissements, les zones de basalte. Le sol était humide, couvert de mousse, et les genêts fanés bruissaient doucement sous le vent. Au détour d’un sentier, il aperçut un buron abandonné, à demi effondré, caché derrière un bosquet de hêtres. 

La bâtisse était basse, construite en pierres sèches, le toit de lauze partiellement écroulé. Une porte en bois, fendue, pendait sur ses gonds. Éloi s’approcha, poussa doucement. L’intérieur était sombre, mais sec. Des outils rouillés traînaient au sol : une fourche, un seau, une pierre à sel. Sur une étagère, un vieux livre, couvert de poussière. 

Il le prit, souffla doucement. Le cuir était craquelé, les pages jaunies. C’était un journal. Il lut les premières lignes : 

“Année 1712. Le vent parle cette nuit. Les bêtes sont agitées. J’ai vu une lueur dans le bois, près de la faille. Je n’ai rien dit.” 

Éloi s’assit sur une pierre, feuilleta. Le journal appartenait à un certain Jean Lestang, berger solitaire, qui avait vécu là pendant plus de vingt ans. Il parlait de ses bêtes, de la fabrication du fromage, des saisons. Mais aussi… de choses plus étranges. 

“La faille s’est ouverte. J’ai entendu des pas. Pas d’homme. Pas de bête. Quelque chose d’autre.” 

“J’ai creusé. J’ai trouvé une pierre noire, lisse, chaude. Elle vibrait.” 

“Je l’ai cachée sous le buron. Elle ne doit pas être trouvée.” 

Éloi se leva, examina le sol. Il gratta doucement la terre, souleva une dalle. En dessous, une cavité. Et dans cette cavité… une pierre. Noire. Lisse. Identique à celle du village. 

Il la toucha. Elle était tiède. Et elle vibrait. 

Il nota dans son carnet : 

“Pierre noire enfouie. Identique à celle du village. Journal de 1712 = témoignage de phénomènes. Lien entre faille, pierre, et ‘pas’.” 

Il resta là longtemps, le vent soufflant autour de lui, les hêtres gémissant doucement. Il avait l’impression d’avoir franchi une frontière. Quelque chose dormait sous ces terres. Quelque chose qui veillait. 

En redescendant vers le village, il croisa Ysabeau, qui l’attendait au bord du chemin. 

— Vous avez trouvé ? demanda-t-elle. 

— Une pierre. Identique. Cachée sous un buron. 

Elle hocha la tête. 

— Il y en a d’autres. Mais on ne les cherche pas. 

— Pourquoi ? 

— Parce qu’elles se souviennent. 

 

Chapitre VIII — Le Pacte 

Le jour déclinait sur Apchon, et les ombres s’étiraient lentement sur les pâturages. Le ciel, strié de nuées pourpres, semblait hésiter entre la lumière et la nuit. Éloi marchait en silence derrière Ysabeau, qui l’avait invité à la suivre “là où les cartes ne vont pas”. Elle portait une cape de laine brune, serrée à la taille par une corde tressée, et avançait d’un pas sûr sur les sentiers forestiers. 

La forêt s’épaississait à mesure qu’ils montaient. Les hêtres, hauts et noueux, formaient une voûte naturelle, et le sol était tapissé de feuilles mortes, de mousses épaisses, de champignons pâles qui luisaient faiblement dans l’ombre. L’air était humide, chargé d’odeurs de terre, de bois, de résine. Aucun oiseau ne chantait. Seuls les craquements de leurs pas troublaient le silence. 

— Ce sentier n’est pas sur vos cartes, dit Ysabeau sans se retourner. 

— Je le vois, répondit Éloi. Il suit une ligne naturelle… mais elle n’est pas logique. 

— Rien ici ne l’est. 

Ils marchèrent encore, franchissant un ruisseau étroit, bordé de pierres moussues. Puis Ysabeau s’arrêta devant une clairière circulaire, parfaitement délimitée par un anneau de pierres dressées. Il y en avait douze, hautes d’un mètre environ, couvertes de lichens, certaines fendues, d’autres penchées. Au centre, une dalle plate, noire, incrustée dans le sol. 

Éloi s’approcha, fasciné. Il toucha l’une des pierres : elle était tiède, malgré l’air frais. Il nota dans son carnet : 

“Cercle de pierres. Disposition régulière. Orientation solaire probable. Dalle centrale = roche noire. Température anormale.” 

Ysabeau s’assit sur une souche, le regard lointain. 

— Mon grand-père m’y emmenait quand j’étais enfant. Il disait que c’était un lieu de mémoire. Que les pierres gardaient les pactes. 

— Quels pactes ? 

Elle hésita. 

Le vent s’était calmé, mais l’air restait chargé d’une tension sourde, comme si la forêt elle-même retenait son souffle. Éloi tournait lentement autour du cercle de pierres, notant les orientations, les hauteurs, les marques gravées à peine visibles sous les lichens. Certaines pierres portaient des symboles : spirales, croix à branches égales, cercles concentriques. Rien de chrétien. Rien de moderne. 

Ysabeau s’était approchée de la dalle centrale. Elle posa la paume sur la roche noire, ferma les yeux. Un long silence s’installa. Puis elle parla, d’une voix basse, presque chantante. 

— Mon grand-père disait que nous étions les derniers à nous souvenir. Que notre lignée gardait ce lieu depuis des siècles. Pas par choix. Par devoir. 

Éloi s’arrêta, la regarda. 

— Garder quoi ? 

— Le passage. Le lien. Ce qui dort sous la roche. 

Elle s’accroupit, chercha entre deux pierres, et sortit une boîte de bois, enveloppée dans un tissu de lin. Elle l’ouvrit. À l’intérieur, un manuscrit, relié de cuir, couvert de signes anciens. Elle le tendit à Éloi. 

— Il ne faut pas le lire seul. Il faut l’entendre. 

Ils s’assirent sur la mousse, et Ysabeau ouvrit le livre. Les pages étaient couvertes d’une écriture fine, presque tremblée, mêlant français ancien et patois. Elle lut : 

“L’an de grâce 1603. La Roche a parlé. Le cercle s’est ouvert. Trois sont entrés. Un seul est revenu. Il ne parlait plus. Il dessinait.” 

“Le pacte fut scellé. Non par parole, mais par pierre. Chaque génération doit veiller. Ne pas creuser. Ne pas nommer.” 

“Ce qui dort sous la Roche est mémoire. Et la mémoire réclame.” 

Éloi sentit un frisson. Il prit le manuscrit, tourna les pages. Des dessins apparaissaient : le cercle, la dalle, des silhouettes indistinctes. Une carte, sommaire, reliant le cercle à une faille dans les bois. Et une phrase, soulignée : 

“Le souterrain ne relie pas deux lieux. Il relie deux temps.” 

Il releva les yeux. 

— Ce souterrain… il existe ? 

Ysabeau ne répondit pas tout de suite. Elle regardait les pierres, comme si elles pouvaient l’entendre. 

— Il existe. Mais il ne mène pas là où on croit. 

Le silence s’épaissit. Les arbres semblaient se pencher vers eux. Éloi nota dans son carnet : 

“Cercle de pierres = lieu rituel. Manuscrit ancien = témoignage de pacte. Souterrain évoqué comme passage temporel. Lien entre mémoire, pierre, et disparition.” 

Ils restèrent là jusqu’à la tombée de la nuit. Le ciel s’assombrissait, les premières étoiles perçaient à peine. En repartant, Éloi se retourna une dernière fois vers le cercle. Les pierres semblaient plus hautes. Plus proches. Comme si elles avaient bougé. 

Et dans l’air, une vibration. Faible. Mais réelle. 

 

Chapitre IX — La Bête 

La nuit était tombée sur Apchon comme un rideau de velours noir. Le vent s’était tu, et même les hêtres semblaient retenir leur souffle. Éloi ne dormait pas. Depuis la découverte du cercle de pierres, une agitation sourde l’habitait. Il avait relu ses notes, ses croquis, les extraits du manuscrit. Tout semblait converger vers une chose qu’il ne pouvait encore nommer. 

Il décida de sortir. La lune était absente, et seule sa lanterne projetait une lueur tremblante sur les sentiers. Il marcha vers le nord, là où les bois s’épaississaient, là où les trappes à loup attendaient, là où Bastien avait disparu. 

Le sol était meuble, couvert de feuilles mortes. Chaque pas semblait résonner plus fort que le précédent. Les arbres formaient une voûte sombre, et l’air était chargé d’humidité, de résine, de quelque chose d’indéfinissable. Il s’arrêta près d’une clairière, celle où il avait vu la première trappe. Elle était là, béante, comme une bouche ouverte. 

Il s’accroupit, observa. Rien ne bougeait. Mais l’air vibrait. Faiblement. Comme une tension électrique. 

Et alors, il la vit. 

Une silhouette, à la lisière du bois. Haute, courbée, indistincte. Pas un homme. Pas un animal. Quelque chose d’autre. Elle ne bougeait pas. Elle semblait le regarder. 

Éloi recula, le souffle court. La silhouette disparut dans les ombres. Il s’approcha, lentement. Il ne trouva rien. Juste une empreinte. Large. Profonde. Inconnue. 

Il nota dans son carnet : 

“Apparition nocturne. Silhouette non identifiable. Empreinte large, non humaine. Présence ressentie = tension atmosphérique.” 

Il resta là longtemps, le cœur battant. Puis il entendit un bruit. Un craquement. Un souffle. Il se retourna. Rien. Mais l’air avait changé. Il était plus froid. Plus dense. 

Il rentra au village à l’aube, les vêtements humides, les mains tremblantes. Ysabeau l’attendait devant l’auberge. 

— Vous l’avez vue, dit-elle simplement. 

— Qu’est-ce que c’était ? 

Elle ne répondit pas. Elle regardait vers les bois. 

— Elle ne vient pas pour tuer. Elle vient pour rappeler. 

— Rappeler quoi ? 

— Ce qu’on a oublié. 

 

 

Chapitre X — Le Jugement 

Le vent avait tourné. Il soufflait désormais du nord, glacial, sec, comme un souffle venu des pierres. Les jours raccourcissaient, et le village semblait s’enfoncer dans une torpeur inquiète. Depuis l’apparition nocturne dans les bois, Éloi sentait les regards se faire plus lourds, plus méfiants. Les murmures se multipliaient. Et tous convergeaient vers Ysabeau. 

Elle marchait dans les ruelles comme une ombre, la tête haute, mais les épaules tendues. Les enfants ne l’approchaient plus. Les anciens détournaient les yeux. À l’auberge, on ne lui parlait qu’à voix basse. Éloi, témoin de cette lente mise à l’écart, ne comprenait pas. Ou plutôt, il commençait à comprendre. 

Un matin, alors qu’il relevait les courbes d’un vallon au sud du château, il fut abordé par Maître Calmet, le notaire. 

— Vous devriez faire attention à vos fréquentations, dit-il sans préambule. 

— Que voulez-vous dire ? 

— La fille du garde-chasse. Elle n’est pas comme les autres. Elle connaît des choses qu’elle ne devrait pas. 

Éloi se redressa. 

— Elle m’aide. Elle connaît le terrain. Elle connaît l’histoire. 

Le notaire sourit, sans joie. 

— Justement. 

Il tendit à Éloi un dossier, jauni, scellé par une cordelette. Éloi l’ouvrit. À l’intérieur, des copies de procès. Des actes judiciaires. Des témoignages. 

“Procès de 1742. Accusation de sorcellerie. Sujet : Marguerite Lestang, guérisseuse. Lieu : Apchon. Motifs : usage de plantes interdites, paroles en langue ancienne, fréquentation de lieux païens.” 

“Témoignage : ‘Elle parlait aux pierres. Elle disait que la Roche Noire gardait les secrets. Elle savait où étaient les trappes.’” 

“Sentence : bannissement. Disparue avant l’exécution.” 

Éloi lut, le cœur serré. Marguerite Lestang. Le nom figurait dans le manuscrit du buron. Une ancêtre de Ysabeau. 

Il nota dans son carnet : 

“Procès de 1742. Lien avec Ysabeau. Accusation liée à la Roche Noire. Mention de trappes et de souterrain.” 

Il referma le dossier. 

— Pourquoi me montrez-vous cela ? 

Le notaire le regarda, longuement. 

— Parce que l’histoire se répète. Et parce que vous êtes au centre. 

Le soir même, une réunion fut convoquée dans la salle communale. Les villageois s’y pressèrent, silencieux, tendus. Le père Géraud ouvrit la séance, le visage grave. 

— Une inquiétude grandit parmi nous. Des choses se passent. Des choses que nous ne comprenons pas. Et certains pensent que… des pratiques anciennes ont été réveillées. 

Tous les regards se tournèrent vers Ysabeau. Elle ne baissa pas les yeux. 

— Je n’ai rien réveillé, dit-elle. Je garde. Je veille. Comme on me l’a appris. 

— Et que gardez-vous ? demanda une voix dans la foule. 

— La mémoire. 

Un murmure parcourut l’assemblée. Éloi se leva. 

— Elle n’a rien fait. Elle m’aide dans mon travail. Elle connaît le terrain, les légendes, les lieux. Elle ne fait que transmettre. 

Le père Géraud l’observa. 

— Et vous, monsieur de Brézé, croyez-vous que la Roche Noire soit vivante ? 

Éloi hésita. Puis répondit : 

— Je crois qu’elle garde quelque chose. Et que ce quelque chose nous regarde. 

Un silence. Puis le notaire prit la parole. 

— Il existe un passage. Un souterrain. Il est mentionné dans les archives. Il relie le château à… autre chose. Et elle sait où il est. 

Ysabeau se leva. 

— Je ne sais pas. Je sens. C’est différent. 

Le père Géraud conclut : 

— Alors il faut décider. La peur ne doit pas gouverner. Mais le silence non plus. 

Le lendemain, Ysabeau fut convoquée au presbytère. Éloi l’accompagna. Le curé les reçut dans une pièce sombre, où brûlait une bougie unique. Il posa sur la table un parchemin ancien, couvert de symboles. 

— Ceci est un extrait des archives ecclésiastiques. Il parle d’un pacte. D’un souterrain. D’un cercle. Et d’une pierre. 

Éloi lut. Les mots étaient codés, mais il reconnut des termes : “passage”, “mémoire”, “gardien”, “faille”. 

— Ce souterrain… il existe ? 

Le curé hocha la tête. 

— Il existe. Mais il ne doit pas être ouvert. Pas sans comprendre. 

Ysabeau posa la main sur le parchemin. 

— Il ne s’ouvre pas avec des clés. Il s’ouvre avec des noms. 

 

 

Chapitre XI — La Roche Noire 

Le vent soufflait en rafales sur les crêtes, soulevant les feuilles mortes en tourbillons fauves. Le ciel était bas, lourd, comme prêt à s’effondrer. Éloi marchait seul vers le cercle de pierres. Il avait attendu ce moment. Depuis les premiers relevés, depuis les murmures, depuis les disparitions. Il savait que quelque chose l’appelait. 

Il s’agenouilla devant la dalle centrale, posa la main. Elle vibrait. Faiblement. Mais avec insistance. Il chercha entre les pierres, souleva une racine, et trouva une trappe de bois, dissimulée sous la mousse. Elle était ancienne, renforcée de fer, couverte de symboles gravés à la main. 

Il l’ouvrit. 

Un escalier de pierre descendait dans l’obscurité. L’air qui en sortait était froid, sec, chargé d’une odeur de poussière, de suie, et de quelque chose d’indéfinissable — comme un souffle ancien. 

Éloi alluma sa lanterne, descendit lentement. Les marches étaient irrégulières, creusées à même la roche. Le tunnel s’élargissait, devenait une galerie voûtée, soutenue par des arcs de pierre. Des niches creusées dans les murs abritaient des objets : poteries, outils, restes de chandelles. Et sur les parois, des inscriptions. 

Il s’arrêta devant l’une d’elles. Gravée à la pointe, en français ancien : 

“Nous sommes descendus le 14 mars 1703. Les dragons brûlaient les fermes. Ici, nous avons vécu.” 

Éloi sentit son cœur battre plus fort. Il connaissait cette date. Elle correspondait à la répression des camisards, ces protestants du sud du Massif central, traqués par les troupes royales. Certains avaient fui vers les montagnes, cherchant refuge dans les grottes, les souterrains, les burons abandonnés. 

Il nota dans son carnet : 

“Souterrain = refuge historique. Mention de 1703 = guerre des camisards. Inscriptions = témoignages de survie.” 

Il poursuivit. Le tunnel se ramifiait, devenait un réseau. Il trouva une salle ronde, creusée dans le basalte, où des bancs de pierre formaient un cercle. Au centre, une stèle. Gravée d’un seul mot : “Mémoire.” 

Sur les murs, des dessins : silhouettes humaines, animaux, étoiles, cercles. Et des phrases : 

“Nous avons chanté pour ne pas oublier.” 

“La Roche nous a gardés.” 

“Ce qui est enfoui revient.” 

Éloi s’assit sur un banc, le souffle court. Il comprenait. Ce souterrain n’était pas un simple passage. C’était un sanctuaire. Un lieu de refuge, de transmission, de résistance. Les pierres avaient gardé les voix, les peurs, les chants. 

Il sortit son carnet, écrivit : 

“La Roche Noire = mémoire collective. Souterrain = refuge pendant guerre. Témoignages gravés. Lien entre survie, oubli, et transmission.” 

Il resta là longtemps, écoutant le silence. Puis il entendit un bruit. Un souffle. Une voix. Faible. Lointaine. 

Il se leva, s’approcha de la stèle. Et là, il vit. Une silhouette. Courbée. Indistincte. Elle ne bougeait pas. Elle semblait attendre. 

Il recula. La silhouette disparut. 

Il remonta lentement, les jambes lourdes, le cœur battant. À la surface, le vent avait changé. Il était plus doux. Mais dans l’air, quelque chose flottait. Une mémoire. Une promesse. 

 

 

 

Chapitre XII — Le Dernier Feu 

Le vent s’était levé dans la nuit, plus fort que jamais. Il soufflait sur les crêtes comme une plainte, une longue lamentation venue des pierres. Les volets claquaient, les toits gémissaient, et même les bêtes semblaient inquiètes. Le village était en alerte. Quelque chose allait se passer. 

Au matin, les hommes se réunirent sur la place. Ils portaient des outils, des torches, des cordes. Le père Géraud bénit le groupe, le visage fermé. Maître Calmet lisait un décret local, vieux de deux siècles, autorisant la “destruction des vestiges païens en cas de trouble persistant”. 

La Roche Noire allait être détruite. 

Éloi tenta de s’interposer. Il parla de mémoire, de témoignage, de respect. Mais les visages étaient fermés. La peur avait gagné. Et la peur ne discute pas. 

Ysabeau n’était pas là. 

Ils creusèrent autour de la pierre, versèrent de l’huile, posèrent des fagots. Le feu fut allumé. Lentement, la pierre se couvrit de suie, de cendres, de flammes. Elle ne craqua pas. Elle ne céda pas. Mais elle noircit. Et dans l’air, une vibration. Forte. Comme un cri. 

Éloi recula. Il sentit la terre trembler. Faiblement. Mais assez pour faire tomber une torche. Le feu se propagea. Les villageois reculèrent. Le vent souffla plus fort. Et alors, un bruit. Un grondement. Comme si quelque chose se déchirait. 

La pierre se fendit. 

Un pan de sol s’effondra. Une cavité apparut. Vide. Sombre. Et au fond… une silhouette. 

Mais ce n’était pas Ysabeau. 

Le soir, le village était silencieux. La Roche Noire n’était plus qu’un tas de cendres et de pierres brisées. Le cercle avait été dispersé. Les enfants ne jouaient pas. Les anciens ne parlaient pas. Et Ysabeau… avait disparu. 

Éloi chercha partout. Le buron. Le bois. Le souterrain. Rien. Juste une trace. Une empreinte. Une page arrachée du manuscrit. Une phrase : 

“Je suis entrée. Je garde. Je veille.” 

Il resta longtemps devant le cercle, désormais vide. Le vent soufflait doucement. Les pierres semblaient pleurer. 

Quelques jours plus tard, Éloi quitta Apchon. Il portait son carnet, ses cartes, ses notes. Mais surtout, il portait une mémoire. Une blessure. Une promesse. 

Dans son sac, une carte manuscrite. Incomplète. Une zone floutée. Une ligne qui ne mène nulle part. Ou partout.bv 

Et au dos, une phrase gravée à la main : 

“Ce qui est enfoui revient. Ce qui est oublié veille.” 

 

 

s. Il repéra des motifs récurrents : des cercles, des spirales, des points sans légende. Il comprit que certains cartographes avaient codé les lieux de mémoire dans les cartes officielles. 

Il nota : 

“Langage caché dans les cartes. Codage par forme, non par mot. Transmission silencieuse.” 

Il recopia les motifs, les superposa à ses propres cartes. Il traça une carte nouvelle : celle des veilleurs. Elle ne montrait pas les routes. Elle montrait les seuils. 

De retour au buron, il ajouta ces pages au manuscrit. Il relia le tout avec une corde de lin, le posa sur la pierre centrale du cercle reconstitué. 

Et il attendit. 

Le vent souffla. La pierre vibra. Le manuscrit s’ouvrit. Une page se tourna seule. 

Éloi sourit. 

Le livre était prêt. 

 

 

Épilogue — Le Veilleur 

Il marcha longtemps. D’abord sur les sentiers connus, ceux qui serpentent entre les hêtres et les murets moussus, puis plus loin, là où les cartes hésitent, là où les noms se perdent. Le vent l’accompagnait, moins violent qu’à Apchon, mais toujours présent, comme une voix basse dans le silence. 

Éloi ne parlait plus. Il écrivait. Des bribes. Des impressions. Des rêves. Il notait les chants qu’il croyait entendre la nuit, les ombres qui passaient trop vite pour être nommées. Il traçait des cercles, des spirales, des signes oubliés. Il ne cherchait plus Ysabeau. Il l’attendait. 

Car quelque chose avait changé. 

Depuis la nuit du feu, il sentait une présence. Pas une peur, non. Une veille. Une attention. Comme si les pierres elles-mêmes le suivaient, comme si les arbres retenaient leur souffle à son passage. Il avait vu des animaux s’arrêter, le fixer, puis fuir. Il avait vu des enfants dessiner des formes qu’il connaissait sans les avoir enseignées. Il avait vu, dans le ciel, des nuages qui semblaient se souvenir. 

Et parfois, au bord du sommeil, une voix. Douce. Grave. Lointaine. 

« Je suis là. » 

Il avait retrouvé d’autres pages. Cachées dans des lieux improbables : sous une dalle fendue, dans le creux d’un tronc, derrière un vitrail brisé. Toutes portaient la même écriture. Celle d’Ysabeau. Mais plus ancienne. Plus sûre. Comme si elle écrivait depuis un autre temps. 

Une phrase revenait souvent : 

“Le cercle n’est pas rompu. Il se déplace.” 

Alors il comprit. Ce n’était pas une fin. C’était un passage. 

La Roche Noire avait cédé, oui. Mais ce qu’elle gardait… s’était libéré. Ou s’était déplacé. Et Ysabeau, elle, n’avait pas disparu. Elle avait franchi. Elle avait choisi. Elle était devenue autre chose. Gardienne. Messagère. Peut-être plus. 

Un soir, dans une clairière oubliée, Éloi trouva une pierre dressée. Nue. Sans inscription. Mais chaude au toucher, malgré le gel. Il s’y assit. Ferma les yeux. Et là, dans le silence, il sentit battre un cœur. Pas le sien. Pas humain. Quelque chose de plus ancien. De plus vaste. 

Il pleura. Pas de tristesse. De reconnaissance. 

Le lendemain, il reprit la route. Vers le sud. Vers la zone floutée de sa carte. Là où les lignes se croisent sans logique. Là où les anciens disaient : “On n’y va pas. On y revient.” 

Et dans son carnet, il écrivit : 

“Elle veille. Et moi, je marche. Ce qui est enfoui revient. Ce qui est oublié veille. Ce qui est brisé… appelle.” 

 

 

 

📘 Quatrième de couverture 

Dans les hauteurs du Cantal, un village veille sur une pierre noire, ancienne et silencieuse. Certains disent qu’elle protège. D’autres qu’elle menace. Lorsque le vent se lève et que les bêtes s’agitent, les anciens murmurent : « Le cercle se referme. » 

Éloi, jeune cartographe passionné de mémoire et de légendes, découvre que la Roche Noire cache plus qu’un secret : elle garde une présence. Ysabeau, elle, semble en savoir plus. Mais quand le feu est allumé et que la pierre se fend, le village bascule. 

Entre disparition, manuscrits arrachés et cavités oubliées, Éloi entame une quête qui le mènera au-delà des cartes, là où les lignes se brouillent et où le passé veille encore. 

Un roman où le mystère affleure sous chaque pierre, où le vent parle, et où ce qui est enfoui… revient. 

 

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